1 Le Monde Diplomatique n° 726 – Septembre 2014 « Supplément Ile Maurice » L’îl

1 Le Monde Diplomatique n° 726 – Septembre 2014 « Supplément Ile Maurice » L’île Maurice, laboratoire de la diversité Célèbre pour ses sites naturels, l’île Maurice se distingue également par son système politique et social. L’histoire lui a en effet légué une population composite d’origine indienne, européenne, africaine et asiatique (lire l’article d’Anouk Carsignol- Singh, « Une longue quête de soi »), dont la Constitution protège les cultures et les religions. Cette diversité assumée et tranquille — qui ne va pas sans un risque de surenchère identitaire — se manifeste également sur le plan linguistique (lire le reportage d’Augusta Conchiglia, « La bataille des mentalités »). Mais l’archipel fait aussi exception par l’utilisation croissante du français (lire l’article de Tirthankar Chanda, « « Francophonie paradoxale »). Selon l’ancien ministre Jean-Claude de l’Estrac, l’expérience de Maurice pourrait inspirer toute la francophonie (lire l’entretien page II). La bataille des mentalités parAugusta Conchiglia Des nombreux monuments célébrant les diverses communautés de l’île Maurice, le Mémorial de l’esclavage est le plus récent, et sans doute le plus important dans l’ordre des symboles. Inauguré en 2008, il se compose de stèles et de statues installées au pied du morne Brabant, qui se dresse abruptement au sud-ouest de l’île, tel un pain de sucre, non loin des plages prisées des touristes. Le mémorial couronne la longue quête de reconnaissance des Créoles descendants d’esclaves. Il constitue une entorse au système communaliste hérité de l’ère coloniale, qui réunit dans la même catégorie — celle de « population générale » — les Blancs d’origine française et anglaise et les descendants d’anciens esclaves noirs ou métis... c’est-à-dire les anciens maîtres et les anciens esclaves ! En cette période de vacances scolaires, les élèves du primaire des classes de loisirs se pressent autour des statues d’artistes locaux représentant les esclaves, les marrons ayant brisé leurs chaînes ou encore la « porte du voyage sans retour » de l’île de Gorée, au large de Dakar, d’où partaient les navires négriers. Dans un long récit en créole, l’un des accompagnateurs les invite à regarder la mer qui les sépare de Madagascar : « C’est de là que, au XVIIIe siècle, des hommes et des femmes ont été arrachés pour venir travailler dans les plantations qui ont fait la richesse de l’île. » Aux enfants qui veulent en savoir plus sur la fameuse légende du morne Brabant, le jeune homme raconte que, en 1835, des soldats anglais vinrent annoncer l’abolition de l’esclavage aux esclaves marrons qui s’y cachaient. Mais ceux-ci, se voyant déjà repris, se jetèrent du haut de la montagne, préférant la mort à l’asservissement... « La liberté n’a pas de prix », conclut sagement le maître. Journaliste. 2 La communauté hindoue dispose elle aussi d’un lieu de pèlerinage : l’Aapravasi Ghat, classé au Patrimoine mondial de l’Organisation des Nations unies pour les sciences et la culture (Unesco) en 2006, comme le morne Brabant deux ans plus tard. Pendant un siècle, près d’un demi-million de travailleurs sous contrat ont transité par ces entrepôts situés près de la capitale, Port Louis. S’y s’entassaient les immigrés envoyés dans les plantations sucrières mauriciennes ou vers d’autres possessions britanniques, ainsi qu’à La Réunion. Le recours à des travailleurs « engagés » devait marquer la fin de l’esclavagisme. Mais c’était sans compter avec la mentalité des planteurs, qui, comme le rappelle un écriteau très explicite du musée de Mahébourg, ont longtemps maintenu des formes inhumaines d’exploitation. Décloisonnement des communautés Aujourd’hui, l’Aapravasi Ghat symbolise les liens privilégiés que Maurice entretient avec l’Inde, mais aussi la place prépondérante qu’occupent sur l’île les Bhojpouris, originaires de l’Etat du Bihar, d’où venaient la plupart des engagés. Le récit officiel de l’engagisme s’en est trouvé quelque peu ethnicisé1. New Delhi a conforté cette logique, souscrivant ainsi à cette nouvelle définition de l’indianité mauricienne moderne, au détriment des autres sous-groupes d’origine indienne, tels les Tamouls ou les musulmans du sous- continent. En 2003, des accords culturels entre le gouvernement mauricien et celui du Bihar ont contribué à ce rapprochement, tout en servant les intérêts économiques des deux parties. Le décloisonnement des communautés préoccupe toujours l’élite intellectuelle mauricienne. Le mot d’ordre « Enn sel lepep, enn sel nasyon » (« Un seul peuple, une seule nation ») du Mouvement militant mauricien (MMM) et de la gauche après l’indépendance, en 1968, s’est quelque peu dilué au cours des années 1980 pour donner une formule plus consensuelle, « Unité dans la diversité ». Ce slogan, adopté par toute la classe politique, s’inspire de la politique de l’ancien premier ministre indien Jawaharlal Nehru (1947-1964) : un Etat séculaire respectueux de toutes les communautés et religions2. Un pas significatif vers la fin du communalisme a été franchi avec l’adoption, en juillet dernier, d’un amendement à la Constitution : les candidats aux élections générales n’ont désormais plus l’obligation de déclarer une appartenance communautaire3. Aboutissement de procédures nationales et internationales lancées en 2005 par le mouvement de gauche Rezistans ek Alternativ (Résistance et alternative), la réforme a été accueillie favorablement par le premier ministre Navin Ramgoolam, dirigeant du Parti travailliste. Son intérêt objectif aurait pourtant été de préserver ce moyen d’afficher le lien privilégié que son parti entretient avec la communauté hindoue, majoritaire dans le pays si on y inclut les Tamouls. « Les communautés ethniques et religieuses de Maurice coexistent pacifiquement. On aime croire que, chez nous, ce pari si hasardeux ailleurs a réussi. Mais les tensions n’ont pas disparu », avertit le professeur Ibrahim Koodoruth, de l’université de Maurice. Le directeur du département d’histoire et de sciences politiques à la faculté des sciences humaines, Jocelyn Chan Low, observe : « L’ethnicité est encore instrumentalisée à des fins politiques ; les traditions ancestrales sont amplifiées ou inventées. Ainsi, alors que mon père 1Cf. Catherine Servan-Schreiber (sous la dir. de), Indianité et créolité à l’île Maurice, Editions de l’EHESS, coll. « Purusartha », Paris, 2014. 2Ibid. 3Le remplacement d’un mot aura suffi : le candidat peut (may), et non plus doit (shall), déclarer sa communauté d’origine. 3 était originaire de Canton, c’est le mandarin que mes enfants ont dû apprendre, car c’est la langue attribuée à la communauté chinoise locale. Mais, d’un point de vue anthropologique, nous convergeons vers une société postethnique. » Avec ses dix mille étudiants de toutes origines, l’université de Maurice, gratuite comme tous les autres niveaux d’enseignement, favorise le brassage. Toutefois, « la mixité avance lentement », regrette Chan Low. « Et il existe peu de lieux propices aux rencontres. J’ai dirigé le Centre culturel mauricien entre 2002 et 2005 ; j’ai démissionné à la fin du mandat du premier ministre Paul Bérenger, qui m’avait nommé. Depuis, aucun successeur n’a été désigné. En revanche, des centres culturels rattachés aux diverses communautés linguistiques ou religieuses voient le jour un peu partout. » Premier chef de gouvernement non hindou et chrétien, le charismatique Paul Bérenger avait incarné un tournant : celui de la prépondérance du politique sur le réflexe communautaire. Un changement de mentalité qui demande toutefois à être confirmé. Une population trilingue Critique du multiculturalisme tel que pratiqué à Maurice, le linguiste Issa Asgarally, président de la Fondation pour l’interculturel et la paix, créée avec Jean-Marie Gustave Le Clézio4, juge néanmoins l’île en avance sur l’Europe et sur la France pour le maniement des langues : « Un Mauricien qui a fréquenté l’école primaire parle au moins trois langues : le créole, le français et l’anglais. Ce trilinguisme est l’objectif en Europe, et notamment en France. Ce que Maurice doit encore accomplir, c’est transcender l’association d’une langue à une ethnie ou à une religion : l’ourdou étudié et enseigné par les musulmans, l’hindi ou le marathi par les hindous, etc. Il importe d’aller au-delà du multiculturalisme pour promouvoir l’interculturel. Une hirondelle annonce peut-être le printemps : une fillette d’origine africaine et de confession chrétienne est première en hindi dans une école primaire de Souillac [dans le sud de l’île] ! » Au Mauritius Institute of Education, au cœur de l’université de Maurice, une petite révolution s’opère : des enseignants, pas nécessairement issus de la communauté créole, travaillent depuis 2011 à la rédaction de manuels pour l’apprentissage du créole à l’école primaire. « Parlée par 84 % de la population selon le dernier recensement, en 2011, la langue créole est enfin institutionnalisée », se félicite MmeDaniella Bastien. Cette jeune professeure de créole est l’auteure du rapport présenté — avec succès — par Maurice à l’Unesco pour demander l’inscription de la séga (musique et danse populaire originairement pratiquées par les esclaves africains) au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité. « A l’instar de celui des autres langues “ancestrales”, l’apprentissage du créole, proposé depuis 2012, est optionnel, commente-t-elle. Mais il pourra attirer les élèves d’autres communautés à mesure que son utilisation augmentera dans les médias ou la publicité. » La télévision nationale compte déjà une nouvelle chaîne en créole. En littérature, les classiques français ont été traduits dans cette langue depuis longtemps : Les Fables de La Fontaine dès 1820, puis Molière et Victor Hugo... Et la poésie créole moderne foisonne. uploads/Geographie/ supplement-ile-maurice.pdf

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