NOTE DE TERRAIN SUR LE VERBE SVANE. Kevin Tuite, Université de Montréal La morp

NOTE DE TERRAIN SUR LE VERBE SVANE. Kevin Tuite, Université de Montréal La morphophonologie des langues kartvéliennes (caucasiques méridionales), comme celle des familles indo-européenne et chamito-sémitique, est caractérisée par l’utilisation des alternances vocaliques à l’intérieur de la racine (ablaut) pour signaler certaines catégories grammaticales. La présence de l’ablaut dans ces trois familles d’origine ouest-asiatique représente pour certains linguistes un trait régional [Gamq’relidze-Ivanov 1984], pour d’autres un héritage de l’ancienne méga-famille nostratique [Bomhard 1996]. L’article présent a comme but principal la présentation de la morphophonologie d’une classe particulièrement archaïque des verbes svanes. Dans un premier temps je présenterai les résultats de mes recherches récentes sur la morphologie svane, effectuées en Géorgie en 1995 et au cours de cette année (1997). La forme et la fonction de certaines alternances vocaliques seront analysées ici afin d’esquisser la conjugaison des verbes à flexion interne (v.f.i.), une classe particulièrement intéressant pour la morphologie historique des langues kartvéliennes. Dans un deuxième temps cette conjugaison sera comparée à ses homologues en géorgien et en zane (laze-mingrélien), et je jeterrai les premiers jalons d’une nouvelle reconstruction du système verbal proto-kartvélien (PK). I. Le verbe à flexion interne svane. Le svane, parlé aujourd’hui par environ 35000 personnes au nord-ouest de la Géorgie, est la moins typique parmi les langues kartvéliennes, s’étant séparé de la langue ancestrale vers le 3ème-4ème millénaire av. J. C.1 La grammaire svane comporte plusieurs traits archaïques, mais en même temps la langue a subi de nombreux changements au cours des cinq derniers millénaires. En particulier l’érosion de phonèmes en position finale, sans doute provoquée par un accent dynamique en proto-svane, a donné à la morphologie svane une allure très distinctive par rapport à celle de ses langues soeurs [Zhghent’i 1949, Topuria 1985, Tuite 1997]. PROTO-KARTVÉLIEN PROTO-SVANE GÉORGIEN-ZANE COMMUN PROTO-ZANE PROTO-GÉORGIEN DIALECTES SVANES LAZE MINGRÉLIEN DIALECTES GÉORGIENS 1La plupart des kartvélologues divise le svane en quatre dialectes, dont deux de la Haute Svanétie : (1) bal-supérieur (géo. balszemouri) et (2) bal-inférieur (géo. balskvemouri) ; et deux de la Basse Svanétie : (3) lashx; (4) lent’ex. Alternances vocaliques en svane (K. Tuite) — mai 25, 2012 — page 2 Les verbes svanes, comme c’est le cas en géorgien, se divisent en quatre grands groupes selon deux traits orthogonaux : (1) Classe A[ctive] — les verbes qui régissent le cas ergatif à l’aoriste et à l’optatif — par opposition à la Classe P[assive]; (2) verbes à aspect lexical dynamique (ou télique) vs. verbes statiques (statifs et médiaux). Les verbes dynamiques se conjuguent à tous les temps et modes, tandis que la conjugaison des statiques est défective, ou remplie de formes “empruntées” aux conjugaisons dynamiques. Les verbes dynamiques se divisent à leur tour en trois sous-groupes, selon la formation de l’aoriste : verbes “forts” à aoriste athématique, verbes “faibles” à aoriste thématique, et les v. f. i. Ses derniers se distinguent des deux autres groupes par la morphophonologie de leurs conjugations aussi bien que par quelques autres traits distinctifs : (1) racines exclusivement de structure canonique kartvélienne -CVC- [où C = consonne, paire de consonnes harmoniques, ou l’une ou l’autre suivie par /w/], p. ex. -bVr- “déduire”, -pxVž- “couvrir”, -k’wVš- “briser”, -t’q’wVp- “écraser”, etc. ; (2) le nom verbal (“masdar”) en -a (xwæt’- a “annihilation”, dæg-a “extinction”); (3) la distinction de transitivité chez le masdar (li-t’x-e “renvoyer”, li-t’ex “retourner”). La composition morphémique du verbe svane ne diffère pas fondamentalement de celle des autres langues kartvéliennes [Deeters 1930: 6-7; Schmidt 1992; Tuite 1992]: [préverbe]0 + [S/O1=[ver2=[[rac3]a=intr/caus4=plur5=thém6=impf7]b=tmp/md8]c=S9=nom10]d Niveaux structurels : a. Racine verbale (position 3). b. Composants des radicaux verbaux : racine, suffixes du causatif (position 4) et de la pluralité verbale (position 5), suffixe thématique ou marqueur de série (position 6), suffixe du radical de l’imparfait (position 7). c. Indicateurs de classe et de paradigme : les éléments ci-dessus plus la voyelle de version (position 2), suffixes de temps et de mode (position 8). d. Le verbe conjugué : les éléments ci-dessus plus les marqueurs de personne — du S[ujet] et de l’O[bjet] — (positions 1 et 9), suffixe d’accord en nombre (position 10). Les préfixes directionnels (“préverbes”, position 0) ne sont pas obligatoires pour tous les verbes ; comme dans les langues slaves ils servent à indiquer l’aspect perfectif aussi bien que la trajectoire de l’activité. Leur contribution au sens du verbe n’est pas toujours transparente. Alternances vocaliques en svane (K. Tuite) — mai 25, 2012 — page 3 Tableau 1. Classement formel des verbes svanes. dynamique (télique) statique (atélique) Classe A (régit le cas ergatif en Série II) •v. f. i. : pxiž-e “il l’étend” •fort : æ-šx-i “il le brûle”, aoriste æ-šix-Ø •faible : ə-g-em “il le bâtit”, aoriste ad-g-e •médioactif : i-šdr-æ:l “il joue”, aoriste æd-šdir-a:l-e igvni “il pleure”, aoriste æd-gvan-al-e Classe P •v. f. i. : pxež-en-i “il s’étend” •faible : i-šx-i “il brûle”, aoriste æd-šix-æ:n •médiopassif : i-rxun-æ:l “il tonne”, aoriste æd-ruxn-æ:n •statif (sans aoriste) : sk’ur “il est assis”, x-o-xal “il le sait” Tableau 2. Liste de paradigmes. (racine du v. f. i. t’Vx- ‘renvoyer, retourner’ [dialecte Bal supérieur]) NON PASSÉ PASSÉ MODAL Série I présent Classe A: t’ix-e “il le retourne” Classe P: t’ex-n-i “il retourne” imparfait A: t’ix-a P: t’ex-en-d-a conjonctif A: t’ix-e:d-s P: t’ex-en-d-e:d-s futur imperfectif A: t’ix-n-un-i P: i-t’x-æn-wn-i conditionnel imperfectif A: t’ix-n-un-o:l P: i-t’x-æn-wn-o:l ————— futur perfectif A: æ-t’x-e P: æ-t’x-en-i conditionnel perfectif A: æ-t’x-a P: æ-t’x-en ————— évidentiel imperfectif A: lə-m-t’ix-win=li P: lə-m-t’æx-win=li ————— ————— Série II ————— aoriste A: a-t’ix P: a-t’æx optatif A: a-t’əx-e-s P: a-t’ex-s Série III parfait A: x-o-t’i:x-a P: æ-m-t’ex-e:=li plus-que-parfait A: x-o-t’i:x-æ:n P: æ-m-t’ex-e:=læsw conjonctif parfait A: x-o-t’i:x-e:n-s P: æ-m-t’ex-e:=lesw Les paradigmes du verbe svane sont listés au Tableau 2. Ils sont groupés en trois série selon leur radical de base, qui exprime l’aspect fondamental de chaque série [Mach’avariani 1974]: Alternances vocaliques en svane (K. Tuite) — mai 25, 2012 — page 4 Radical de Série I (aspect linéaire [géo. xazovani], duratif) — marqué par l’ablaut (v. f. i.) et/ou par l’adjonction d’un suffixe thématique (géo. temis nišani), ou «marqueur de série» Radical de Série II (aspect ponctuel [géo. c’ert’ilebrivi]) — marqué par l’ablaut (v. f. i.) et/ou par l’absence du suffixe thématique (p. ex. le verbe faible de Classe A x-a-b-em “il l’attache (à qqch)” [présent (Série I), suffixe thématique -em], la-x-(a)-b-Ø-e “il l’attacha (à qqch)” [aoriste (Série II), absence du suffixe thématique]. Radicaux de Série III (aspect résultatif). La Série III, d’origine plus récente que les deux autres, est un groupe plutôt hétérogène, dont les radicaux proviennent des verbes passifs, des verbes d’état et des participes, etc. Tableau 3. Conjugaison des v. f. i. svanes (groupe α : type principal). présent imparfait aoriste optatif parfait Classe A (transitif) S1 t’wix-e S2 t’ix-e S3 t’ix-e “il le retourne” t’wix-æs t’ix-æs t’ix-a o-t’əx {a-xw-t’əx} a-t’əx a-t’ix o-t’əx-e a-t’əx-e a-t’əx-e-s m-i-t’i:x-a ǰ-i-t’i:x-a x-o-t’i:x-a Classe P (actif-intransitif, monoactantiel) S1 t’wex-n-i S2 t’ex-n-i S3 t’ex-n-i “il retourne” t’wex-en-d-æs t’ex-en-d-æs t’ex-en-(d-a) æ-t’wx {a-xw-t’ex} æ-t’x a-t’æx o-t’wex a-t’ex a-t’ex-s æ-m-t’ex-e:l-xwi æ-m-t’ex-e:l-xi æ-m-t’ex-e:l-i Classe P (passif-intransitif, biactantiel) S3 i-t’i:x-i “il est retourné (par qqn); il a le potentiel de retourner” i-t’i:x-o:l-(d-a) S3 x-e-t’e:x-ur-æ:l “il lui retourne souvent, plusieures fois” x-e-t’e:x-ur-a:l-d-a Classe P (passif d’état [Zustandspassif]) S3 x-a-t’ix “il a été retourné” Les v. f. i. des langues kartvéliennes se distinguent des autres groupes formels par la variété de radicaux formés à partir de leurs racines, et en particulier par l’opposition entre un «vrai» passif à préfixe /i/ ou /e/, qui peut se former, en principe, sur toute racine verbale, et l’actif-intransitif du type sv. šq’ed-en-i = géo. c’q’d-eb-i-s = min. č’q’ord-u-n “il/elle périt, se casse”. Ce dernier est uniquement formé par les v. f. i., dont il constitue la conjugaison intransitive principale. Les formes passives à degré allongé ne sont pas rares, même si certains v. f. i. ne les forment pas (sed- Alternances vocaliques en svane (K. Tuite) — mai 25, 2012 — page 5 n-i “il/elle reste”, mais non pas *i-si:d-i). Dans son étude monumentale sur le verbe svane, Topuria [1967] en a signalé la présence, sans pour autant décrire en détail la base sémantique de leur opposition aux actif-intransitifs. Au cours de trois dernières années, j’ai eu l’occasion de mettre en évidence plusieurs exemples des passifs des v. f. i., avec des gloses ou des paraphrases en géorgien. 1.1. Les passifs à degré allongé et les verbes d'état des v. f. i. svanes. Les intransitifs du type i- t’i:x-i représentent des vrais passifs, à structure profonde biactantielle (“il est en train d’être renvoyé [par qqn]”), par contraste aux intransitifs du type t’ex-(e)n-i, à structure profonde monoactantielle (“il retourne”). (Comparer la même distinction chez les v. f. i. du géorgien : i- cxob-a “il est en train d’être cuit [par qqn]” vs. cxveb-a “il cuit”). Mais à ce trait sémantique se rajoute un autre : mon collègue A. Oniani a glosé i-t’i:x-i, i-di:g-i , i-k’wi:š-i et les autres passifs du même vocalisme par une phrase commençant par le verbe géorgien šeidzleba “il est possible”, ou plus précisement “il a le potentiel (de se faire renvoyer uploads/Geographie/ svane-note-terrain-pdf.pdf

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