5.1.1. LE SERVICE DES NUAGES Ce travail a jusqu'ici porté sur la relation entre
5.1.1. LE SERVICE DES NUAGES Ce travail a jusqu'ici porté sur la relation entre signe et représentation dans le contexte pictural hérité de la Renaissance, - signe étant pris dans la double (et peut-etre contradictoire) acception (a) d'unité signüiante, repérable comme telle sur le plan figuratif a deux dimensions, et (b) de trait symptomatique a travers lequel le proces représentatif dont la peinture s'est alors voulue le théatre se dénonce dans son économie propre. Rapports dont on a vu de quelle structure implicite ils étaient la manifes tation, la représentation étant liée dans son principe a 1'ordre du signe et le signe, a son tour, empruntant sa représentativité de la représentation meme. Pour historiquement vérifiable qu'elle soit, 1'antériorité de la représentation spectaculaire sur la repré sentation discursive est d'abord fondée dans l'ordre logique : la représentation n'existe en effet comme telle qu'a se donner pour représentation d'une représentation, moyennant un redoublement caractéristique qui joue a 1'étage dti signe aussi bien que dans 1'instance du « code ~ qui assure, sous 1'espece démonstrative, la régulation du jeu représentatif; et quant au signe, s'il semble perdre en autorité sémiotique ce qu'il gagne en valeur représen tative - 1'imitation 1'emportant apparemment sur la convention, et 1'illusionnisme sur l' « arbitraire » - le déplacement symbolique qu'entraine 1'institution du régime perspectif, et 1'ouverture (qui en est le corrolaire) du champ des substitutions, le restaurent en définitive dans sa discursivité. A la limite, toute transitivité lui est déniée : 1'expérience de Brunelleschi réduit le /nuage/ a un erret de réflexion, a un reflet spéculaire convoqué dans le champ figuratif par le détour d'un artifice matériel. Mais cette réduction a une double portée, rationnelle et symptomatique : elle est tout ensemble la conséquence et 1'indice de 1'instauration 253 BLANC SOUCI DE NOTRE TOILE LE SERVJCE DES NUAGES de l'espace perspectif au titre d'espace théorique de la (re)présen tation. Bien loin qu'U s'inscrive a son principe, l'illusionnisme (dont la limite est ici clairement marquée) apparait comme un effet du systeme, comme une fonction de la structure représen tative. C'est dire que, meme dans le systeme de la représentation l'iconicité emprunte moins des mécanismes de l'illusion que des relations latérales que l'élément iconique entretient avec les autres éléments auxquels U est susceptible d'etre associé sur le plan figuratif ; et si cet élément peut prendre valeur de symptóme, c'est moins eu égard a son référent que compte tenu de la position et des fonctions qui lui sont dévolues daos le systeme, en t80t que celui-ci définit un champ de production spécifique, historiquement daté, géographiquement localisé. La meme logique qui avait conduit Brunelleschi a exclure, dans le principe, le nuage « réel ~ du domaine du « figurable », aura donc commandé l'emploi du graphe aux fins de toumer la clóture constitutive du systeme, d'en desserrer la contrainte, sinon de dissimuler la contradiction formelle qui en faisait le ressort; jusqu'au jour ou l'idéologie ayant fini par prendre son partí des implications théoriques de la géométrisation de l'espace, la représentation pourra paraitre s'accommoder de l'introduction des nuées, au titre d'accessoire pittoresque, daos le cadre figuratif réglé par le régime perspectif. Le meme /nuage/ qui avait serví au Correge a e désigner » l'espace, daos sa clóture imposée, sera utilisé par les décorateurs vénitiens et les paysagistes des xvn" et XVIII" siecles pour le qualifier· daos son ouverture indéfinie. Et quant aux cieux chargés d'orage que Ruysdael établira au-dessus de la plaine d'Haarlem, ou aux nuées d'aurore dont se parent les paysages mythologiques de Claude Lorrain, ils n'ébranleront pas plus 1'0rdre représentatif consacré que ne le feront les amas nébuleux ou jouent les figures de Tiepolo, ou les lointains brumeux, les perspectives évanescentes de la fete galante. En faisant place en son sein a l'élément qui connotait négativement sa clóture, la représentation démontrera tout a la fois l'étendue des possibilités d'adaptation du systeme et l'ambi valence de ses puissances formelles. Le /nuage/, s'U marque ainsi la clóture du systeme, c'est en opposition avec le principe formel auquel obéissent les signes, par son manque de délimitation rigoureuse, au titre de e corps sans surface ». Mais rien ne serait plus faux, on y a suffisam ment insisté, que de prétendre a justifier sa fortune picturale a partir d'une prétendue nature, thématique et/ou plastique. En tant qu'U intervient dans le tissu figuratif, et dans son apparence comme dans son signifié, le /nuage/ n'a pas d'autre « réalité » que celle que lui assigne la représentation. Est-ce a dire qu'il n'ait qu'une valeur d'emploi, et qu'on soit fondé a en traiter sous la rubrique de l'outil, dans une perspective instrumentaliste 1 ? A etre ainsi posée, dans les termes et du point de vue qui sont ceux de la pensée du signe, la question n'admet pas de réponse simple, univoque : dans la conjoncture figurative dont le modele perspectif assure la régulation, l'élément satisfait a un certain nombre de fonctions, facUement repérables. Mais la fonctionnalité du signe ne suffit pas a justifier sa valeur d'index théorique, pas plus qu'elle n'épuise l'efficacité de la figure dans le registre du signifiant (sur 1'0pposition signe/figure, cf. 1.2.2.) : si le /nuage/ assume dans 1'0rdre pictural une fonction straté gique, c'est qu'U y joue alternativement (voire simultanément, si ron tient compte de la différence entre les niveaux ou U est susceptible d'intervenir: l'intégration peut e sauter » un niveau), comme intégrant et comme désintégrant, comme signe et comme non-signe (l'accent étant mis ici sur la négativité potentielle de la figure, sur ce qui, en elle, contredit a 1'0rdre du signe, travaille a en desserrer l'emprise) : comme intégrant, dans la mesure ou, dans la conjoncture ainsi définie, U prend valeur transitive ou commutative, gar80tissant par les moyens du signe, et confor mément a la norme du systeme, l'unité de la représentation; comme désintégrant, dans la proportion ou, se renon~ant comme signe et s'affirmant comme e figure» (au sens que 1'0n a dit), U parait mettre en cause, dans son absence de limites autant que par les effets résolutoires auxquels U prete, la cohérence, la consistance d'une ordonnance syntaxique fondée sur une nette délinéation des unités. Cette ambivalence du signe - ou se dénonce et se redouble celle du systeme - en éclaire la fortune : le /nuage/ aura servi aux usages les plus divers, depuis des usages purement signalétiques ou descriptifs jusqu'a des usages constructifs, voire dissolutoires. A la charniere du XIX" siecle, et dans le cadre d'une méthode explicitement définie comme productive, il devait preter encore a de nouveaux investissements. La Nouvelle méthode pour aider l'invention dans le dessin de composi 1. Comme nous nous étions essayés nous-m8mes, dans une ébauche déjA ancienne de ce travail, e Un e outil ~ plastique : le nuage ., Revue d'eslhélique, janvier-juin 1958, p. 104-148. 254 2SS BLANC SOUCI DE NOTRE TOILE tions originales de paysage, publiée en 1785 par l'Anglais Alexander Cozens 1, se voulait strictement mécanique dans son principe, et n'empruntant rien a l'imitation des maitres ou de la nature, fondée qu'elle était sur la seule capacité d'inlormation de la tache et du barbouillage (blotting). e Esquisser consiste a transférer des idées de l'esprit sur le papier (...), barbouiller consiste a faire des taches (...), a produire des formes acciden telles (...) dont les idées sont proposées a l'esprit (...). Esquisser revient a délinéer les idées, barbouiller les suggere 2. ~ On conc;oit que le répertoire des formations nébuleuses occupe dans le recueil une place de choix. La méthode de Cozens - comme il se doit - a fait couler beaucoup d'encre " et cependant, si elle a pu paraitre insupportable aux esprits académiques par l'intrusion qu'elle manifestait du hasard, de l'automatisme, sinon de l'informe, dans le champ pictural, cette méthode n'emportait aucune coupure théorique véritable : dans son principe, elle n'était pas plus scandaleuse que l'aveu par Léonard ou Piero di Cosimo de l'intéret qu'ils portaient aux traces laissées sur les murs par l'humidité ou les crachats (d. 1.4.2.). Et Gombrich a bien vu comment les schémas de Cozens autant que l'interprétation que celui-ci en propose renvoient, au moins pour partie, a une tradition établie, celle qui faisait de Claude Lorrain le maitre incontesté du genre du paysage 3. Dans la tache que laisse une éponge sur le mur, autant que dans les formations toujours renouvelées des nuages, chacun reconnait· ce qu'il veut : les figures de son désir, les images de son théatre, les signes de sa culture. 1. Alexander Cozens, A New Method 01 Assisting the ll1vention in Drowing Original Compositlons 01 Landscope, Londres, 1r. éd., 1785. cf. Paul Oppé, A/exander and John Robert Cozens, Londres, 1952. 2. Cozel1ll, op. cit., préface; cité par Ernst Gombrich. Art and IIIusion. Londres, 2" éd., 1962, p. 156-157. Sur Cozens, cf. H. W. 1anson, e The image made by chance..• -, et un travail en préparation de lean· Claude Lebel1llztjen. 3. Gombrich, op. cit., p. 157-158. 256 LE SF.RVICE DES NUAGES e Les merveilleux nuages ~ e Et qu'aimes-tu done, extraordinaire étranger? - 1'aime les nuages, les nuages uploads/Geographie/ theorie-du-nuage.pdf
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- Publié le Fev 01, 2022
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