Cahiers des Amériques latines 92 | 2019 La prohibition des drogues au quotidien

Cahiers des Amériques latines 92 | 2019 La prohibition des drogues au quotidien Dossier. La prohibition des drogues au quotidien « Trafiquant de drogue » : mirages et usages d’une catégorie sociale "Traficante de drogas": espejismos y usos de una categoría social “Drug trafficker”: mirages and usages of a social category Sabine Guez p. 93-113 https://doi.org/10.4000/cal.9952 Résumés Français Español English Comme cela peut être le cas avec d’autres catégories sociales, celle du trafiquant de drogue nous fait voir ce qu’il nous arrange de voir. Que masque-t-elle à la frontière Mexique - États-Unis ? À côté de quelles pratiques liées au négoce de la drogue passe-t-on, en s’en tenant à la catégorie du trafiquant de drogue ? Dans les régions où ce trafic a des ramifications sociales, économiques et politiques de première importance, à quelles fins pratiques cette catégorie sociale est-elle utilisée ? Enquêter sur ces questions est un moyen d’affiner l’analyse des formes d’organisation autour de l’illicite à la frontière Mexique - États-Unis et au-delà. Como suele ser el caso con otras categorías sociales, la de traficante de drogas nos deja ver lo que nos conviene ver. Que disimula en la frontera que México comparte con Estados Unidos? Cuáles prácticas relacionadas con el tráfico de drogas pasamos por alto cuando nos atenemos a la categoría de traficante de drogas? En las regiones donde ese tráfico ilegal tiene ramificaciones sociales, económicas y políticas de importancia primordial, cuáles cometidos se espera lograr utilizando esa categoría social? Investigar estas cuestiones es un medio para refinar el análisis de las formas de organización social alrededor de lo ilicíto en la frontera Mexico - Estados-Unidos y más allá. As it may be the case with other social categories, that of the drug trafficker shows us what we want to see. What does it conceal in the Mexico - U.S. borderlands? What practices connected to the drug trade does this category help paper over? In regions where this illegal trade possesses social, economic and political ramifications of prime importance, to which practical ends is this social category being used? Researching these questions is a means of refining the analysis of forms of social organization revolving around the illicit at the Mexico - U.S. border and beyond. Entrées d’index Mots-clés : catégorie sociale, drogues, frontière Mexique - États-Unis, trafiquant Keywords: drugs, Mexico - United States border, drug trafficker Palabras claves: categoría social, drogas, frontera México - Estados-Unidos, traficante Notes de la rédaction Texte reçu le 18 février, accepté le 31 juillet 2019. Texte intégral Le trafiquant, cet « autre » « les trafiquants étaient des êtres marginaux dont les passions viles ou les niveaux de pauvreté les avaient conduits vers de telles activités illégales. En réalité, tous les trafiquants n’étaient pas pauvres, et leurs activités n’étaient pas complètement Lorsque j’entrepris d’enquêter sur le trafic de drogue dans la région mexicaine- étasunienne de Ciudad Juárez et El Paso, l’un de mes interlocuteurs, homme de la classe moyenne que la rumeur publique accusait de prendre part au blanchiment d’argent de la drogue, m’enjoignit d’aller plutôt voir dans un quartier périphérique (autrement dit pauvre), c’est-à-dire ailleurs. Là se trouvaient les trafiquants, jurait-il. En effet, le trafiquant est souvent pensé comme un autre. Un autre fascinant ou repoussant, attirant ou à fuir, en fonction du point de vue adopté et du moment historique. Or l’ethnographie de la scène frontalière permet de comprendre qu’il n’est point besoin de focaliser l’attention sur des segments de la société en particulier, dont les membres qui d’extraction défavorisée (ou à l’inverse favorisée) nous en diraient plus long par leurs actes que d’autres sur le trafic de drogue. Ces savoirs pratiques et personnels sont en partage dans tous les milieux socio-économiques. À la frontière, le trafic de drogue est une activité collective par excellence [Becker, 1988]. Ses ramifications sociales, économiques et politiques sont de prime importance. Mais la catégorie1 sociale du « trafiquant de drogue » nous empêche de le voir. Cette catégorie pratique autant que d’analyse, utilisée par les chercheurs en sciences sociales comme par les médias et les habitants de la région, masque un tas de transgressions normatives en lien avec le trafic de drogue. 1 À côté de quelles pratiques liées au négoce des stupéfiants passe-t-on, en s’en tenant à la catégorie sociale du trafiquant ? Pour répondre, j’évoquerai d’abord brièvement l’histoire de cette catégorie. Je me pencherai ensuite sur ce qu’elle dissimule et sur ses effets sociaux différenciés. Enfin, je puiserai dans un matériau ethnographique constitué à Ciudad Juárez et El Paso depuis les années 20002 pour éclairer les processus de catégorisation in situ. Je propose ainsi d’examiner des arrangements ordinaires avec le négoce des stupéfiants. Ce faisant, je souhaite dessiner les contours d’une redéfinition de ce que trafiquer des drogues veut dire. J’aimerais par là montrer que le trafiquant est un autre, certes : un autre que celui pour qui on le fait communément passer. 2 Luis Astorga, auteur de travaux pionniers de sociologie historique du trafic de drogue au Mexique, a analysé le processus de catégorisation du trafiquant et de construction de son altérité. D’après lui, la catégorie sociale du trafiquant advint au moment où le négoce des stupéfiants fut institué en activité condamnable et criminelle, visé par la loi, qui sanctionne alors ses transgresseurs. Au Mexique, la culture et le commerce de la marijuana furent frappés d’interdiction en 1920, la culture du pavot et le commerce de l’opium en 1926, et pendant les cinq décennies suivantes, les perceptions sociales du trafiquant et ses caractéristiques furent façonnées, « construites par l’État qui jouit du monopole de la représentation légitime pendant tout ce temps » [Astorga, 2002, p. 71]. Bien que depuis les premiers temps de la prohibition de certaines drogues participaient à leur négoce des personnes appartenant à diverses classes sociales, la catégorie du trafiquant telle qu’elle était définie par des agents de l’État (des juristes, des législateurs, des hommes politiques, des policiers) renvoyait à un homme d’origine humble, aux signes extérieurs l’identifiant spécialement à un habitant des campagnes : un cultivateur, inculte, en bref, un « autre ». À l’époque, à en croire « les autorités et la presse », écrit Astorga, 3 marginales. Le négoce de la drogue était lié et dépendait des autorités politiques depuis ses débuts. Les plus bas échelons dans la hiérarchie du champ du trafic de drogue servaient de matière première pour la construction sociale du trafiquant archétypal. Ceux plus haut dans la hiérarchie passaient inaperçus, puisqu’ils étaient connus pour leurs activités légales. » [2002, p. 55-56] À partir de la seconde moitié des années 1970, une vision concurrente de la figure du trafiquant émergea, pour se déployer dans les décennies suivantes à la faveur de l’engouement croissant pour un genre musical, les narcocorridos. Ces ballades parfois inspirées de faits réels louent les méfaits des trafiquants et l’humiliation qu’ils infligent aux représentants de l’ordre, sur un air de polka ou de valse rythmé par l’accordéon, accompagné d’une guitare à douze cordes (ou bajo sexto). Les grands noms du trafic de drogue commencèrent à être célébrés dans des corridos à leur gloire. Les participants de moindre poids payaient pour qu’un compositeur les immortalise. Tous contribuaient ainsi à la production symbolique d’une identité dont la construction avait été le privilège exclusif de l’État. Ce fut donc la fin du discours dominant jusque-là : il n’y avait plus un seul point de vue légitime sur le trafic. 4 Incorporées à leurs corridos, toutes les caractéristiques qui rendaient les trafiquants indésirables aux yeux du monde légal furent transformées en attributs. Qu’on ne s’y trompe pas, cependant. L’image du trafiquant véhiculée par la plupart des narcocorridos était – et est – archétypale, elle aussi, et rejoint le discours officiel en maints points dont celui de son identité première : le trafiquant, originaire des régions de culture comme la Sierra Madre Occidentale, se serait extrait de la misère de son enfance grâce au négoce de la drogue. Ainsi le corrido célèbre-t-il principalement un type de trafiquant qui se trouve être le même qui est montré du doigt dans le discours officiel depuis quelque cent ans. Le discours vernaculaire reproduit le discours étatique, sans bien sûr s’y réduire, pour lui attribuer une valence positive. On a là deux discours qui convergent et se confortent l’un l’autre, solidifiant la catégorie du trafiquant. 5 Cette lutte symbolique remportée par les trafiquants, parvenus à renverser le stigmate, ne fut pas limitée au champ culturel. La popularité des narcocorridos doit être resituée dans le contexte d’une époque charnière dans l’histoire sociale et politique de ce négoce : celle où il happa au Mexique un nombre croissant de personnes dont les professions étaient a priori distantes du centre de gravité du trafic de drogue. À partir de la seconde moitié des années 1970, et dans la décennie suivante de manière plus transparente, on observa en effet la multiplication des occasions de participer de manière plus ou moins directe, dans des occupations marginales ou cruciales pour l’accomplissement du trafic de stupéfiants. Celui-ci, en très forte progression, devint alors uploads/Geographie/ trafiquant-de-drogue-mirages-et-usages-d-x27-une-categorie-sociale.pdf

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