A nouveau au sujet de ‘Je t’aime’ Once again about ‘Je t’aime’ version alternat

A nouveau au sujet de ‘Je t’aime’ Once again about ‘Je t’aime’ version alternative et à usage interne d’un article à paraître en ligne dans la revue Inter Faculty de l’Université de Tsukuba, journal.hass.tsukuba.ac.jp Rémi CAMUS Laboratoire MoDyCo (UMR 7114) Université Paris Ouest Nanterre La Défense Grand mur du « je t’aime » au Square Jehan Rictus, Place des Abesses « je t’aime » écrit 1000 fois en plus de 300 langues Au travers de la séquence française ‘je t’aime’, ce sont deux aspects de la variation linguistique qui seront abordés: la variation intralangue, puisque ‘je t’aime’ peut se prendre en plusieurs sens, voire à contre-sens (‘Je t’aime… moi non plus’); mais aussi une variation interlangues qui s’appréhende dans les tentatives de traduction. L’objectif du présent article est de montrer que ces deux variations, de manière inattendue, exploitent des procédés linguistiques parallèles. Il se trouve que ‘je t’aime’, séquence baladeuse et, nous le verrons, amplement citée et commentée, se prête particulièrement bien à cette double investigation. Un bref relevé initial permettra d’attester l’existence en français d’une véritable formule qui se suffit à elle-même. ‘Je t’aime’, en sa qualité de formule, peut être envisagé comme unité de traduction de la même façon que les vocables ou les phraséologismes. La deuxième partie de cet article est consacrée à un examen critique de deux tentatives de traduction. Tout d’abord en japonais où cette tentative se heurte à des pratiques culturelles notoirement peu propices à la transposition de notre déclaration d’amour occidentale; puis en hongrois, sur les traces de l’analyse célèbre effectuée par Roland Barthes. Les différences d’interprétation mises à jour s’avèreront pertinentes pour l’étude non contrastive du français ‘je t’aime’. Compte tenu de la prolifération récente des textes consacrés à l’amour (cf. le tour d’horizon procuré par Ogien 2014), les analyses de la formule ‘je t’aime’ sont légion, plus ou moins détaillées, et offrent des éclairages multiples. Les points de vue illustrés ici seront sémiotique (Roland Barthes à nouveau), linguistique et pragmatique (la critique par Estelle Moline de la théorie de Barthes), philosophique (Jean-Luc Marion) et littéraire (Paul Valéry). 1. Emplois formulaires de ‘Je t’aime’ Énoncé représentatif entre tous des paroles cantonnées aux colloques intimes et à leur mise en scène, expression chuchotée d’un état interne, ‘Je t’aime’ est également le mieux partagé du monde. Sans doute ne pourrait-on jamais parler d’intimité s’il n’y avait, d’une manière ou d’une autre, un dévoilement en perspective; il demeure que le paradoxe est ici particulièrement spectaculaire: - ‘Je t’aime’ fonctionne comme un slogan affiché, taggé, gravé sur les murs, vêtements et autres choppes de café. Il est alors isolé de tout contexte, sans référents assignés aux pronoms; - ‘Je t’aime’ est un motif de litanie, bien attesté comme leitmotiv des chansons de variété; - ‘Je t’aime’ s’expose au vidage sémantique. Les francophones jugent souvent la formule galvaudée dans les versions françaises où elle traduit I love you utilisé comme mot tendre terminant une conversation téléphonique. Puis l’ardente déclaration devient un flatus vocis lorsque la télégraphiste relit le message ‘je t’aim-euh – je t’aim-euh – je t’aim-euh’ (sketch célèbre du comédien Yves Montand). Un autre énoncé, puisque emprunté à une autre langue, donne une bonne idée de ce mécanisme: dans le roman Ada or ardor de Nabokov, les mots russes correspondant à ‘je vous aime’ (ja ljublju vas) se transforment en ‘vase bleu-jaune’ à la faveur d’une transcription utilisant les traductions anglaises de sonorité approchante: a yellow-blue vase (Loison, à paraître). - ‘Je t’aime’ est jugé transparent à la traduction. On ne compte plus les entreprises de traduction hors contexte de cette formule: on passe alors en revue autant de langues que possible, comme pour dessiner l’utopie irénique de la transparence entre langues et cultures. 1 La formule est inscrite 1000 fois en plus de 300 langues sur le Grand mur du ‘Je t’aime’ à Paris (Square Jehan Rictus, cf cliché en exergue). ‘Je t’aime’ serait le signifiant français d’un signifié universel soustrait aux grammaires particulières. Compte non tenu des couleurs locales grammaticales jugées négligeables… Bien que ces différences ne constituent rien de moins que le défilé des catégories linguistiques majeures: parties du discours, genre, nombre, aspect, etc. Toute attestation de la séquence ‘je t’aime’ ne se retrouve pas dans les rubriques ci-dessus: décontextualisation, scansion, vidage sémantique et transparence traductionnelle pointent une classe d’emplois parmi d’autres, que nous baptiserons ‘emplois formulaires’; reste une impression, qui se confirmera par la suite, que ces emplois formulaires ne sont jamais tout à fait absents des profération de cette séquence. 1 On retrouve de plus la réputation de ‘langue de l’amour’ bien souvent accordée au français, et dont témoignent de nombreux emprunts. Le fr. avec fut emprunté en japonais (abekku) au sens de ‘couple amoureux’, puis réemprunté du japonais en coréen avec le sens de ‘sortie entre amoureux’ (Resplandy 2006). On peut légitimement se demander si la matière même dont est faite cette séquence, sa grammaire ou son lexique, la prédispose à cet emploi formulaire. C’est cette matière qui est mise en avant dans les entreprises de traduction, qui achoppent si souvent sur la structure interne à trois composants. 2. L’épreuve de la traduction contre la structure tripartite 2.1. ‘Je t’aime’ en japonais Au vu de ce qui précède, il n’est pas étonnant que la formule de déclaration d’amour appartienne, comme autrefois la prière du Pater noster, aux échantillons utilisés pour comparer les langues grâce à l’épreuve de la traduction/glose mot à mot. Elle s’y prête pourtant très mal. L’extrait suivant provient d’un dossier intitulé ‘L’amour à l’épreuve des sciences’ publié dans le Journal du CNRS (Bia 2004). Des fragments de cette citation circulent de sites en sites sur internet, y compris les traductions; celles-ci sont improbables (la première nécessite un astérisque), mais le procédé analytique de traduction illustré est bien attesté chez les locuteurs eux-mêmes lorsqu’ils font contraster les données japonaises et occidentales :2 (1) (…) le linguiste Claude Hagège, professeur au Collège de France, apporte un éclairage intéressant sur la sémantique du ‘Je t'aime’ (…) Il est amusant de voir que cette construction varie d'une langue à l'autre, laissant entrevoir selon les cultures, de l'exubérance, de la timidité, de la pudeur ou encore une certaine conception de l'amour. “(…) En japonais, on substitue la formule suivante à ‘je t'aime’: ‘toi à moi objet d'amour’ (anata wa watashi ni [sic] suki da). De manière plus formelle, on dit ‘je te aimer faire’ (watashi wa anata wo ai shite imasu); dans cette formule, ‘aimer’ est emprunté au chinois, puisque le verbe n'existe pas dans la langue japonaise, démontre encore le linguiste.” (Bia 2004: 27) Les locuteurs natifs consultés sont embarrassés par ces constructions artificielles forgées sur un modèle étranger (outre l’agrammaticalité du localisateur ni dans la première traduction). Les discussions sur la traduction des déclarations d’amour occidentales sont monnaie courante au Japon, mais elles fournissent des variantes bien différentes qui ne présentent pas d’analogues aux deux pronoms personnels. Par exemple: (2) [anata ga] suki [desu] [toi PARTICULE] amour- [COPULE] Lit. Tu es un/mon amour 2 Les exemples japonais ont été soumis à des locuteurs natifs. Merci en particulier à mes étudiants de l’INALCO, ainsi qu’à leurs camarades de l’université de Tsukuba résidant à Besançon, aimablement interrogés par Daniel Lebaud. Merci également aux relecteurs pour leurs remarques qui ont permis d’améliorer la première variante du texte, notamment en attirant mon attention sur l’agrammaticalité de ni dans le premier énoncé de la citation (*anata wa watashi ni suki da), alors que le second énoncé est donné spontanément par des locuteurs natifs, malgré le caractère très peu naturel de la séquence entre parenthèses : (watashi wa anata wo) ai shite imasu. Toute erreur qui subsisterait est de mon fait ; de plus, les commentaires ne prétendent pas fournir une étude contrastive de ces énoncés et de leurs variantes avec les particules da ou yo, que seuls des linguistes japonisants sauraient mener. Suki (intensif daisuki), base en -i susceptible d’un comportement nominal, du verbe suku ‘aimer’, s’emploie soit tout seul et peut tout aussi bien exprimer le plaisir que me procure le chocolat; soit avec un terme répondant au pronom complément du français: anata, comme ici, ou kimi, ou encore le nom de l’interlocuteur. Cet énoncé qui sonne comme un mot doux (cf. fr. ‘[Mon] amour’) est parfois qualifié d’incongru, par exemple lorsqu’on l’imagine dans la bouche d’un homme adulte. Il n’en reste pas moins une façon de dire spontanée, contrairement aux chimères citées plus haut qui supposent des analogues pour les deux pronoms “occidentaux”. Une seconde traduction contient un emprunt lexical; c’est celle affichée sur le Mur des ‘je t’aime’: (3) ai shi te(i)ru aimer VERBALISANT hic et nunc La syntaxe en est proprement japonaise, puisqu’aucun des deux pronoms français n’a de correspondant identifiable, mais l’emploi de ai est ressenti comme un emprunt. Cette variante fut utilisée pour les préceptes d'amour chrétiens, réutilisée dans les traductions de films américains, dans les mangas. Romantique dans un journal intime de jeune Japonaise, il fait figure de pièce rapportée occidentale aux yeux des puristes.3 J.-M. Butel (2007) uploads/Geographie/ tsukuba-je-t-aime-predef.pdf

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