Les littératures dérivent de noirs continents. Manfred Müller HENRI LOPES Une e

Les littératures dérivent de noirs continents. Manfred Müller HENRI LOPES Une enfant de Poto-Poto roman Certains nous appelaient les enfants dipanda, un mot forgé pour traduire indépendance en langue. J’avais alors dix-huit ans, Pélagie un peu plus. J’ai conservé le numéro du Courrier d’Afrique qui relate les festivités de la nuit de dipanda. À la une, la photo d’une foule en liesse. L’épreuve est de mauvaise qualité. En bas, dans le coin gauche, quelqu’un lève deux doigts. C’est Pélagie. À sa gauche, c’est moi, Kimia. Les deux doigts ne sont pas des cornes sur la tête de la femme devant nous. L’idée d’une telle pitrerie ne nous aurait pas effleurées. Les deux doigts font le V de la victoire. C’était le 15 août 1960. La nuit de l’Indépendance. La nuit des espoirs. Des espoirs insensés, soupiraient les parents. Pour Pélagie et moi, il s’agissait plus d’une occasion de réjouissance que d’une date historique. Attroupés sur la place de la Mairie, nous chantions, battions des mains, damions le sol de nos pieds. Pinçant leurs instruments électriques dernier cri, des musiciens en tenues chatoyantes imitaient les notes plaintives des guitares hawaïennes. Leurs sons se mêlaient au roulement des tam-tams et aux mélodies des groupes traditionnels. À côté de nous, un rythme saccadé : les Babembés. Ils trépignent et sautillent à la manière des enfants jouant au dzango, notre marelle. Un jeune homme accomplit des prouesses. Il arrête sa danse, pivote, barre le chemin à une jeune fille. La coquette joue les indifférentes et s’enfuit. L’entêté la poursuit, la rattrape. Elle le toise. Une séquence malicieuse déclenche les rires. Danseurs et spectateurs se renversent de bonheur, tapent dans leurs mains, pivotent, topent avec leur vis-à-vis. Les Bacongos, ou les Balaris — je confondais ces deux tribus cousines et Pélagie s’en irritait —, miment des scènes de copulation. Sifflet à la bouche, un meneur de jeu donne la cadence, accélère le rythme, pousse les partenaires à bout de souffle. La crudité de la scène me choque. En même temps, me fascine. Les femmes s’agitent frénétiquement, la mine indifférente. Des condamnées aux travaux sexuels. Encore plus loin, les Batékés en tenues écarlates avancent d’un pas royal. Les joues gonflées, leurs musiciens soufflent dans des cornes de bœuf. Ils en tirent le son des sirènes des bateaux. Autour d’eux, des hommes et des femmes traînent des pieds en ondoyant du buste. Le kébékébé des M’Bochis, dissimulé sous un pagne en raphia, tournoie à la vitesse d’une toupie, tandis que les Kouyous présentent une chorégraphie guerrière, la fameuse danse Ekonga. C’est Pélagie qui m’avait entraînée sur la place de la Mairie. Lorsqu’elle avait plaidé mon cas, Papa avait d’abord rechigné. Maman était venue à la rescousse. C’était le jour de l’Indépendance, non ! Une occasion unique. J’obtins la permission de minuit. « Cela n’a pas de sens, vieux. » Chez nous, il n’est pas impertinent d’appeler « vieux » une personne âgée. Traduit en langue, cela donne doyen, pater familias, ou vénérable. « Cela n’a pas de sens, vieux, c’est à minuit que tout commence. » Une fois encore, Pélagie avait eu le dernier mot. Avant minuit, un maître de cérémonie endimanché s’est approché du micro. Il avait l’accent kongo. Lari, corrigea Pélagie. Poli, puis implorant, finalement sévère, l’homme ne réussissait pas à capter l’attention des danseurs. La foule renâclait à abandonner la récréation. On gigotait des hanches, on balançait des épaules, on reprenait des slogans en s’égosillant, agitait les poings en célébrant des noms de politiciens. C’est peut-être à ce moment-là que la photo du Courrier d’Afrique a été prise. Le maître de cérémonie tapota le micro, réclama l’attention, à la manière de quelqu’un qui s’adonne à des essais de voix. Face à l’indifférence générale, il a abandonné le français pour s’exprimer en langue, faisant jaillir de la foule un cri de satisfaction. Pélagie me traduisait son propos. Pas en lingala qu’elle parle couramment, mais en français. La langue de nos secrets. À l’unisson, la foule a décompté les secondes qui nous séparaient de minuit. « … 3… 2… 1… Oyé, oyé, oyé ! » Oyé ! Qui donc avait lancé la mode de cette interjection stupide ? Depuis quelque temps, elle s’était substituée à bravo, ou à vivat. Des projecteurs se sont braqués sur le drapeau bleu, blanc, rouge. Au son de La Marseillaise, nous nous sommes figés. Un réflexe. Nous la connaissions par cœur, La Marseillaise. Aussi bien que la table de multiplication. On entendait au loin la rumeur des rapides du Djoué. Flasque, le drapeau français, a glissé le long du mât. Ma gorge s’est serrée. Une émotion absurde. « … abreuveu nos sillons. » Le drapeau tricolore a disparu derrière une forêt de têtes. La fanfare a joué les dernières notes de La Marseillaise. Le chant de guerre avait les accents d’un chant de condamné. Un chœur en aube blanche a pris place sur l’estrade. « Les Piroguiers du Congo », m’a chuchoté Pélagie. Comme si je ne les avais pas reconnus ! Notamment, le petit Laurent Botséké, dont on disait, chaque fois qu’il entonnait Suzanna, qu’il avait le timbre des séraphins. Un filet de voix aussi pur que celui de Tino Rossi, l’idole de nos parents. Tino, le chanteur français au charme envoûtant. Chaque fois qu’il roucoulait Marinella, les aînés consentaient à faire une infidélité à la rumba et à exécuter des pas de valse, de tango, de boléro, des danses que nous trouvions drôles. Devant la chorale, se sont placés au garde-à-vous, des garçonnets et des fillettes en tenue de scouts, le cou noué de foulards à nos couleurs : vert, jaune et rouge. Des coups de canon ont éclaté et un mouvement de panique a secoué la foule. « Mam’hé ! encore leur guerre-là !… Comme en 1959 !… » Dans la bousculade, Pélagie a perdu l’équilibre, j’ai voulu la soutenir, j’ai dérapé, j’ai eu peur d’être piétinée. Le maître de cérémonie s’égosilla de nouveau. Toujours en lari. Les cloches des églises Saint-François et Sainte-Anne, puis celles de la cathédrale du Sacré-Cœur, ont carillonné. Ouf ! ce n’était pas la guerre. Un éclat de rire a parcouru la foule rassurée. Le long du mât montait un drap aux couleurs de saka-saka — ou, si vous préférez d’épinard — d’orange et de pili-pili, disposées en diagonale. Les Piroguiers du Congo, soutenus par la fanfare de la gendarmerie, ont entonné : En ce jour, le soleil se lève… Un grand bonheur a surgi… Chantons tous avec ivresse… « C’est quoi la chose-là ? — Notre nouvel hymne, Kimia. » Pas en langue, mais en français. À la fin des cent un coups de canon, les orchestres se sont remis à jouer avec plus d’entrain. Scandalisé, le maître de cérémonie a vociféré quelque chose d’incompréhensible. Pélagie m’a traduit : si nous ne mettions pas un terme à ce raffut, les Mindélés (les Blancs) nous prendraient pour des sauvages, hisseraient à nouveau le drapeau bleu, blanc, rouge, et nous confisqueraient la Dipanda. « Du petit-nègre ! — Mais non, me reprenait Pélagie, non, maman, un créolisme. Un exemple de notre génie créateur. » C’était répéter ce qu’affirmait l’un de nos professeurs, M. Franceschini. Le maître de cérémonie réussit à se faire entendre : « Son Excellence Monsieur le Ministre Andélé Malraux, représentant du général de Gaulle empêché. » Quelqu’un hurla : « Papa de Gaulle, oyé ! — Oyé ! » La foule surexcitée reprit trois fois ce maudit cri de victoire. Un Blanc s’est avancé vers le micro. Un profil d’aigle, le regard sévère, le visage torturé et le front barré d’une mèche à la Hitler. Pélagie n’a pas goûté l’image. Elle m’a rappelé l’engagement de Malraux durant la guerre. Pas notre guerre, celle de 1959, mais la mondiale. Malraux scandait son texte avec des gestes théâtraux. Il avait une élocution grandiloquente, un peu vieux jeu. La sonorisation était mal réglée, j’avais de la peine à comprendre ce que disait sa voix sonore, agitée de trémolos. J’ai failli pouffer. Pélagie m’a fusillée du regard. L’orateur agitait les mains, comme s’il était affligé de la maladie de Parkinson. Des applaudissements venus de la tribune officielle l’ont interrompu. « … ce n’est pas un transfert d’institutions, c’est un transfert de destins… » « Ouaï, ouaï, ouaï, tu as entendu ça, maman ? » s’est exclamée Pélagie en me bourrant la poitrine du coude. Admiratrice de Malraux, elle m’avait passé deux de ses romans. Ils m’étaient tombés des mains. Pour ne pas avoir l’air sotte — et ne pas peiner Pélagie — j’ai moi aussi applaudi et répété « oyé ! » avec les autres. À la fin du discours du ministre français, un homme de petite taille, au visage poupin, l’a rejoint et lui a secoué plusieurs fois la main. Il rayonnait et avait l’attitude reconnaissante d’un supporteur fier de poser à côté de son champion. Je n’avais aucune peine à le reconnaître : l’abbé Youlou, notre nouveau président. Il ressemblait à son effigie. On la voyait de plus en plus dans les lieux uploads/Geographie/ une-enfant-de-poto-poto-lopes-henri.pdf

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