63 ESPACE, POPULATIONS, SOCIETES, 2012-3 pp. 63-77 Mobilités surveillées : rôle

63 ESPACE, POPULATIONS, SOCIETES, 2012-3 pp. 63-77 Mobilités surveillées : rôles et responsabilités des développeurs d’applications smartphone Dans nos sociétés occidentales contempo- raines, les technologies de l’information et de la communication (TIC) sous-tendent une grande partie de nos activités quotidiennes. Ces technologies nous accompagnent dans nos déplacements journaliers, médiatisent certaines de nos interactions sociales et se fondent de plus en plus dans notre environ- nement [Dodge & Kitchin & Zook, 2009]. La perspective d’une informatisation omni- présente de nos univers quotidiens ne va, tou- tefois, pas sans susciter quelques réactions face aux dérives liées à ces développements. Sont fréquemment évoqués, le caractère in- trusif et le potentiel surveillant de ces tech- nologies qui « monitorent » continuellement les objets et les êtres [Graham, 2004, p. 299]. Dans ces discussions actuelles autour de la dimension surveillante des TIC, le smart- phone – objet de cet article – n’est pas en reste. En 2011, un article du Guardian révélait l’existence d’un ichier caché dans les téléphones et tablettes de la société Apple, sauvegardant les données de localisation des utilisateurs à différents intervalles de temps. Face au retentissement occasionné par ce que certains appelaient déjà le « mouchard » de l’iPhone, la société Apple informa le pu- blic qu’elle ne traçait aucunement ses uti- lisateurs individuels, mais que les données anonymisées lui permettaient d’établir une base de données des relais cellulaires et des Sarah WIDMER Francisco R. KLAUSER Institut de géographie Université de Neuchâtel Espace Louis-Agassiz 1 2000 Neuchâtel sarah.widmer@unine.ch francisco.klauser@unine.ch INTRODUCTION 64 points d’accès au Wi-Fi, ain de calculer plus rapidement et précisément la localisa- tion de l’utilisateur lorsque celui-ci activait ce service sur son téléphone. Certes, une grande partie de ce qui fait scandale dans l’anecdote ci-dessus, réside dans la dimension cachée de ce ichier que l’on découvre soudainement. Mais le scandale a également trait à la nature des données collectées : des données de loca- lisation, jugées comme particulièrement personnelles par une partie du public. Face aux critiques de la presse, la réponse d’Apple est, elle aussi, intéressante. Bien sûr, la société aurait dificilement pu se justiier autrement qu’en disant : « C’est pour votre bien que nous prélevons ces données ! ». Toutefois, il paraît important de relever cette association faite entre sur- veillance de l’utilisateur et service rendu à ce même utilisateur : les données récoltées permettraient, en effet, de lui fournir un ser- vice plus rapide et précis lorsque celui-ci recourt à la géolocalisation. Approche Le présent article revient sur la dimension sur- veillante associée à la fonctionnalité de géo- localisation des smartphones et explore cette curieuse association entre « service rendu » et « surveillance ». Nous examinons cette problématique au travers du regard de six développeurs d’applications de géolocalisa- tion avec lesquels nous avons réalisé une sé- rie d’entretiens semi-directifs1. Plus spécii- quement, notre étude est structurée en quatre temps. Une première partie introductive aborde la question des chances et risques d’une mobilité « assistée par logiciel ». Cette partie revient également sur les no- tions théoriques (« expertise », « autorité »), auxquelles nous recourons ain de saisir la position qu’occupent les acteurs étudiés. L’article se découpe ensuite en trois parties analytiques, basées sur nos données empi- riques. Ces trois parties explorent les façons par lesquelles les développeurs rendent compte de leur rôle, des risques liés à leurs logiciels et de leur responsabilité face à ces risques. CHANCES ET RISQUES LIÉS À LA GÉOLOCALISATION Parmi les diverses fonctions qu’ils assu- rent, les smartphones peuvent notamment servir d’outils de géolocalisation. L’uti- lisateur d’un smartphone peut, en effet, connaître sa position géographique de fa- çon relativement précise, grâce notamment à la dotation de ces appareils d’un GPS in- tégré. Mais l’intérêt de la géolocalisation va au-delà du simple fait d’indiquer sa po- sition à l’utilisateur. Il réside dans le fait de localiser l’utilisateur par rapport à une information [Gordon & de Silva e Souza, 2011] : quelles sont les pizzerias situées dans son entourage ? Des radars sont-ils situés sur sa route ? Quels sont les arrêts de bus les plus proches de lui, où vont ces bus et dans combien de temps passent-ils ? Ce type d’informations peut être fourni par des logiciels téléchargeables et exécu- tables sur smartphone : des applications de géolocalisation. Les technologies de localisation n’ont de sens que sur des interfaces mobiles (smartphones, tablettes) ; elles sont donc fondamentalement liées à la condition mobile de l’utilisateur. Dans cet article, nous nous concentrons pré- cisément sur les applications géolocalisées qui permettent à l’utilisateur d’organiser ses déplacements et de gérer sa mobilité. Du « location-aware » au « user-aware » : à la recherche de l’information pertinente La géolocalisation et les services qui lui sont associés ont pour objectif premier de donner 1 Ces entretiens constituent une première phase d’inves- tigation dans le cadre d’une thèse de doctorat en cours, « Mobilités intelligentes ? Smartphone, géolocalisation et mobilités urbaines ». 65 à l’utilisateur une information pertinente correspondant à son emplacement. L’in- formation dispensée à l’utilisateur est sélectionnée en fonction du paramètre « emplacement » que les technologies de localisation du smartphone captent sous la forme de coordonnées de latitude et de longitude. Parallèlement à ces appli- cations que les sciences informatiques qualiieraient de « location-aware » on assiste au développement de logiciels « context-aware » [Garcia-Crespo et al., 2009 ; Kabassi, 2010 ; Peer, 2010]. Dans ces cas, l’information dispensée n’est plus unique- ment sélectionnée en fonction d’une locali- sation, mais tient également compte d’autres éléments du contexte tels que l’heure, la météo, etc. Dans ce cas, l’information se fait plus précise et s’adapte encore davantage à l’utilisateur et à son contexte d’utilisation. Ce processus d’afinage se manifeste à plus forte raison encore dans certaines applica- tions dont l’objectif est de cibler l’informa- tion en fonction des intérêts de l’utilisateur. Bien que ce terme ne soit pas utilisé par les sciences informatiques, il nous semble pertinent de qualiier ces logiciels de « user-aware ». Dans les applications géo- localisées existantes qui fonctionnent selon cette logique « user-aware », les goûts de l’utilisateur peuvent être inférés à partir de son historique d’utilisation : « users can get recommendations of places […] based on user’s current position and on user’s tastes, as manifested by past movements and subse- quent visits to different spots (« people that usually frequent this restaurant usually like to go to that other club ») » [Scipioni, 2011, p. 1]. Dans ce type d’applications, l’infor- mation devient personnalisée pour l’utilisa- teur – ou du moins pour le proil auquel il correspondrait. Bien que le degré de complexité de ces trois types de systèmes (location-, context- et user-aware) ne soit pas équivalent, la lo- gique qui les sous-tend est globalement la même : extraire d’une masse d’informations, celles qui seront les plus pertinentes pour l’utilisateur. Des mobilités intelligentes ? Le fonctionnement de ces applications cor- respond à celui de technologies intelligentes. Cette « intelligence » repose, d’une part, sur une capacité à collecter des données, ainsi qu’à les classiier et analyser en fonction de codes préétablis ; et elle se traduit, d’autre part, en une « réponse » automatisée à une activité ou à un environnement donné (la réponse étant, dans le cas de nos applications, d’aficher une information pertinente à l’utilisateur). L’« intelligence » de ces applications contri- bue-t-elle à rendre nos mobilités elles aussi plus intelligentes ? Les informations ob- tenues peuvent contribuer à faciliter les déplacements de l’utilisateur. L’automobi- liste recevant un signal sonore lorsqu’il se trouve à 50 m d’un radar, ou pouvant situer les parkings les plus proches et voir com- bien de places y sont encore disponibles : n’a-t-il pas une mobilité optimisée ? Si l’on se réfère à la déinition que Jacques Lévy donne du capital spatial, à savoir : l’« en- semble des ressources, accumulées par un acteur, lui permettant de tirer avantage, en fonction de sa stratégie, de l’usage de la dimension spatiale de la société » [Lévy & Lussault, 2003, p. 124], on peut consi- dérer les informations fournies par ces applications comme des ressources contri- buant à accroître le capital spatial de leurs utilisateurs. L’intelligence de ces logiciels génère des mobilités informées, person- nalisables, mais aussi – bien souvent – plus rapides. Ces technologies offrent donc certains avantages. Elles soulèvent toute- fois une série de problèmes – notamment en termes de « privacy » et de « tri social » – dont nous parlerons par la suite. Une intelligence à double tranchant L’importance que revêt l’information dans un processus de mobilité n’est pas une thémati- que nouvelle. Sommes-nous, ici, en train de recycler une problématique traditionnelle de la géographie en l’adaptant à un nouvel objet ? En quoi les applications smartphone que nous décrivons sont-elles différentes d’une carte routière ou d’un guide touristique ? 66 La différence fondamentale réside précisé- ment dans l’« intelligence » de ces systèmes, dans cette capacité qu’ils ont d’accumuler, de trier et d’analyser des données pour, en- suite, fournir une réponse instantanée et automatisée. Le service uploads/Geographie/ widmer-s-klauser-f-2013-mobilite-surveil.pdf

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