1 Quelques réflexions sur le phénomène de conversion à l'islam à travers le cas

1 Quelques réflexions sur le phénomène de conversion à l'islam à travers le cas des catholiques albanais observé par une mission jésuite à la fin de l’époque ottomane Nathalie CLAYER (C. N. R. S., Paris) Comme ailleurs dans les Balkans, la question de l'islamisation reste d'une approche délicate au sein de la société albanaise, bien que, dans l'Albanie du XXe siècle ainsi que dans les communautés albanaises de l'ex-Yougoslavie (Kosovo, Macédoine, Monténégro), les musulmans représentent la majorité de la population1. Copiant l'un des fondements des nationalismes balkaniques chrétiens, on y considère la période ottomane plutôt comme une "période noire", une période de "soumission à l'occupant turc". Dans le cas de l'Albanie, deux facteurs ont également marqué, et marquent à nouveau aujourd’hui le discours produit au sujet du phénomène de la conversion à l'islam d'un grand nombre d'Albanais : d'un côté la volonté chez certains de construire (ou de voir — dans le cas d'observateurs étrangers) un État où les divisions religieuses auraient été dépassées ; et de l'autre l'instauration d'un débat interne sur un éventuel rejet de l'islam, synonyme d'un "Orient retardé". Par conséquent, l'image obtenue appelle, dans bien des cas, un examen critique. Ainsi, pour expliquer la conversion massive des Albanais, l'accent est souvent mis sur les caractéristiques suivantes — que l'on retrouve d'ailleurs fréquemment, pour certaines d'entre elles, à propos d'autres groupes de populations balkaniques : superficialité de la religion et symbiose entre groupes religieux ("la religion des Albanais est l’albanisme")2 ; matérialisme des Albanais 1Dans le cadre de l'État albanais, les musulmans représentent environ 70% de la population (un cinquième d'entre eux étant lié à la confrérie des Bektachis, présente surtout dans le sud du pays). Les 30% restants se répartissent pour 2/3 en orthodoxes (dont une minorité de grécophones) et 1/3 en catholiques. Les communautés albanaises de l'ex-Yougoslavie (Kosovo, Macédoine et Monténégro) sont, quant à elles, à plus de 95% musulmanes. En Grèce, seule la Çamëri comptait un groupe compact de musulmans albanais jusqu'en 1944. 2Il s'agit d'un "slogan" lancé par l'un des célèbres apôtres de l'éveil national albanais de la fin du XIXe siècle, Vaso Pacha, originaire de Shkodra, dans un poème (cf. S. Skendi, The Albanian National Awakening. 1878-1912, Princeton, Princeton Univ. Press, 1967, p. 169-170). Son auteur ne décrivait pas un état de fait, mais voulait dire "la « religion » des Albanais doit être l'albanisme", et par là invitait les Albanais à dépasser les divisions religieuses, qu'il savait importantes. Vaso Pacha soulignait d'ailleurs, dans le même poème : «Albanais, vous tuez vos frères, / Vous êtes divisés en cents partis : / Certains disent je suis chrétien, d'autres je suis musulman / L'un : je suis turc, l'autre : je suis latin [catholique] / ...». En outre, si on peut parler de superficialité de religion pour certains groupes d'Albanais à certaines époques, on ne peut généraliser à l'ensemble des halshs-00555137, version 1 - 12 Jan 2011 Manuscrit auteur, publié dans "Mésogeios 2 (1998) p. 16-39" 2 ("là où est l'épée, est la religion")3 ; phénomène de crypto-christianisme4 ; frontière entre catholicisme et orthodoxie5 ; rôle de la confrérie mystique musulmane des Bektachis, au caractère fortement hétérodoxe et syncrétique6 ; conséquence du devshirme (levée de jeunes enfants chrétiens convertis à l'islam)7 ; conversions forcées8 ; mais parfois au contraire conversions volontaires, face à la Albanais, car les cas de témoignages portant sur l'existence d'un "fanatisme" sont nombreux également. 3Il s'agit là d'une question plus complexe. Cette interprétation, qui ne peut cependant correspondre à tous les cas de figure comme on le verra dans la suite de cet article, a été elle aussi avancée à l'époque de l'éveil national albanais, par Shemseddin Sami Frashëri notamment (cf. Shqipëria ç'ka qënë, ç'është e ç'do të bëhetë ?, Bucarest, 1899, p. 14). 4Ce phénomène a existé il est vrai, mais dans des régions bien précises, touchant une population limitée. À la fin du XIXe siècle, par exemple, on notait l'existence d'environ 5 000 crypto-chrétiens albanais dans la région de Shpat (au sud-est d'Elbasan, en Albanie centrale), et 8 000 environ dans la région de Crna Gora (au nord de Skopje, entre la Macédoine et le Kosovo), ainsi que dans plusieurs villages du Kosovo (à ce sujet notamment, cf. P. Bartl, Die albanischen Muslime zur Zeit der nationale Unabhängigkeitsbewegung (1878-1912), Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1968, p. 87-98 ; S. Skendi, "Crypto-Christianity in the Balkan area under the Ottoman", Slavic Studies, XXVI, 2, New York, 1967, p. 227-246 ; Eleftherias Nikolaidou, Oi kriptohristiani tis Spathias, Ioannina, 1978 ; Lucia Rostagno, "Note sulla simulazione di fide nell'Albania ottomana", La fisaccia dello Sheikh. Ommagio ad Alessandro Bausani, Venezia, 1981, p. 153-163). Je reviendrai sur le cas des crypto-chrétiens de Macédoine et de Kosovo dans les pages qui suivent. 5On évoque souvent ce facteur afin d'expliquer la conversion massive des Albanais d'Albanie centrale, vivant précisément dans les régions situées au confluent des influences des églises orthodoxes et catholiques. Mais ne faut-il pas expliquer leur conversion par le fait que ces régions se trouvent le long d'une voie de pénétration importante (la Via Egnatia des Romains) et en partie en plaine. Il s'agit donc de zones où la domination ottomane a pu s'exercer davantage que dans les régions montagneuses. Les Ottomans y ont d'ailleurs fondé plusieurs centres urbains, parmi lesquels Elbasan, Tirana et Kavaja. 6En réalité on ne sait pas si les chrétiens se convertissaient directement au Bektachisme ou s'il faut parler de conversions de musulmans au Bektachisme, au quel cas le Bektachisme ne jouait pas un rôle direct dans l'islamisation. Au demeurant, ce facteur ne pourrait avoir été opérant que pour les régions où la confrérie des Bektachis s'est effectivement implantée, c'est-à-dire dans le Nord : uniquement dans les régions de Kruja, Martanesh et Zerqan ; et surtout dans le Sud du pays. Sur le Bektachisme en général, cf. J.K. Birge, The Bektashi Order of Dervishes, Londres, Luzac, 19652 ; et Bektachiyya. Études sur l'ordre mystique des Bektachis et les groupes relevant de Hadji Bektach (réunies par A. Popovic et G. Veinstein), Istanbul, Isis, 1995 (où l'on trouvera d'autres références) ; et sur le Bektachisme en Albanie, cf. N. Clayer, L'Albanie, pays des derviches, Berlin-Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1990. 7Des travaux récents de Machiel Kiel montrent que le nombre des jeunes chrétiens ainsi convertis de force à l'islam et employés ensuite au service du sultan ne représente qu'au plus 1% des populations frappées (d'après G. Veinstein, "Sur les conversions à l'islam dans les Balkans ottomans avant le XIXe siècle", in Conversioni nel Mediterraneo (atti del convegno - Roma, 25-27 marzo 1996), a cura di Anna Foa e Lucetta Scaraffia, Dimensioni e problemi della ricerca storica, Roma, 2.1996, p. 153-167, cf. p. 158). Le devshirme, qui, en outre, disparut peu à peu au cours du XVIIe siècle, ne peut donc représenter qu'un facteur mineur dans l'islamisation. 8Il s'agit en général de la version de ceux qui souhaitent "rejeter" l'islam. Dans leur esprit, puisque les gens ont été convertis de force, il est logique qu'ils reprennent la religion de leurs ancêtres. halshs-00555137, version 1 - 12 Jan 2011 3 pression des Serbes (et des Grecs), afin de préserver l'identité nationale albanaise9 ; conversions après la conquête ; conversions en masse au XVIIe siècle10, etc. Dans les études les moins "engagées", les causes de l'islamisation présentées relèvent de trois grandes catégories : facteurs économiques (volonté d'échapper aux impôts et taxes, ou aux spoliations supportées par les non musulmans) ; facteurs religieux (faible degré de religiosité ; manque de prêtres et faible niveau de certains d'entre eux ; zone frontière entre catholicisme et orthodoxie) ; et enfin, facteurs politiques (désir d'échapper aux répressions de la part des autorités ottomanes, à la suite des rébellions des populations chrétiennes engendrées par les guerres entre l'Empire ottoman et les Puissances occidentales — République de Venise, Autriche, Russie ; action d'Ali Pacha de Tepelen à la fin XVIIIe et au début du XIXe siècle)11. 9Pour les musulmans tenant à leur identité musulmane il est important de souligner que la conversion de leurs ancêtres fut volontaire. En outre, depuis deux décennies, mais surtout depuis la chute du communisme, on insiste sur le motif identitaire nationaliste en inversant causes et conséquences. Car si on peut soutenir la thèse d'une préservation de l'identité ethnique albanaise chez les musulmans albanais, moins soumis à un processus d'assimilation que leurs conationaux chrétiens (cf. Hasan Kaleshi, "Das Türkische Vordringen auf dem Balkan und die Islamisierung - Faktoren für die Erhaltung der ethnischen und nationalen Existenz des Albanischen Volkes", in : Peter Bartl-Horst Glassl, Südosteuropa unter dem Halbmond, München, Rudolf Trofenik, 1975, p. 125-138), on ne peut dire que les Albanais se sont convertis afin de préserver leur identité, comme le fait par exemple Safete Juka dans "L'islamizzazione dei Balcani. Alcune osservazioni sull'islamizzazione dell'Albania", Islàm. Storia e civiltà, 11, IV/1, aprile-giugno 1985, p. 101-111 (à ce sujet, cf. Nathalie Clayer, "Identité nationale et identité religieuse chez les musulmans albanais", in M. Bozdémir, Islam et laïcité. Approches globales et régionales, Paris, L'Harmattan, 1996, p. 137-149 et "Islam, State and Society in uploads/Geographie/conversions-d-x27-albanais-a-la-fin-du-xixe-debut-du-xxe-nathalie-clayer.pdf

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