3/2011 1 Les ailes lourdes : pratiques urbaines des femmes des quartiers défavo

3/2011 1 Les ailes lourdes : pratiques urbaines des femmes des quartiers défavorisés de Rabat Safaa MONQID Résumé Cet article s’intéresse aux différentes formes d'appropriation et de marquage des espaces publics et les différentes manières d'habiter des femmes des quartiers défavorisés dans la ville marocaine, en l’occurrence à Rabat. Il s’agira d’analyser l’usage qu’elles ont de l’espace, leurs spécificités par rapport aux femmes appartenant à d’autres catégories socio-économiques, les différents obstacles réels ou symboliques qu’elles rencontrent dans une ville traditionnellement masculine, mais où les femmes semblent se conquérir une place, d'abord par une appropriation forte de leur quartier de résidence, mais aussi par certaines pratiques du centre-ville, notamment par les jeunes femmes. L'enquête, effectuée à Rabat entre 2000 et 2003, a été conduite essentiellement auprès de femmes (même si quelques hommes ont été interrogés) afin de mettre en exergue une population souvent négligée dans les études portant sur le fait urbain. L'échantillon se compose de 53 femmes (de 19 à 70 ans), choisies pour offrir une diversité suffisante concernant l’âge, leur milieu social ou d'origine (rurale ou citadine), leur profession, leur niveau d'instruction, leur situation matrimoniale, leur quartier de résidence et leur type d'habitat ou encore selon leur ancienneté de résidence dans la ville. Le choix des personnes interrogées a été principalement déterminé par leur quartier de résidence. Nous avons choisi d'interroger des femmes résidant dans la médina, dans l'ancien quartier dit des Petits Blancs connu aujourd'hui sous le nom de l'Océan et les quartiers voisins Diour Jamaa, Qbibât et Akkari, le quartier de Hassân, l'ancien Petit Jean, le quartier de recasement Yaqoub el Mansour. Les enquêtes ont été également menées dans les quartiers résidentiels de l'Agdal, et de Hayy Riyad. Nous avons enfin mené quelques entretiens à Hayy el-Fath et Hayy el- Menzeh. Chaque femme était interrogée seule, dans la mesure du possible et dans certains cas, l'entretien prenait la forme d'un récit de vie et d'un entretien libre. Les entretiens ont eu lieu la plupart du temps au domicile des femmes interrogées. Avec les jeunes femmes instruites, les entretiens se sont déroulés en langue française à leur demande, parce qu'elles se sentaient plus à l'aise dans cette langue, ou avec un mélange d'arabe et de français, mais avec les autres femmes, les entretiens se sont déroulés en langue arabe. Nous avons également fait de l'observation participante, en suivant et en accompagnant quelques femmes dans leur quotidien, dans leurs déplacements, vers les lieux qu'elles fréquentent que cela soit dans le quartier ou dans la ville. La ville, comme lieu de pratiques collectives, permet la lecture des systèmes normatifs et particulièrement des normes de sexe et les modes d’appropriation des espaces citadins par les femmes. Si, dans la ville marocaine, on assistait par le passé à de fortes dichotomies spatiales (intérieur/extérieur, privé/public) et si les femmes étaient identifiées au dedans et confinées dans l'espace privé « domestique », pour des raisons religieuses et sociales, (le patriarcat, l'endogamie, le voile, le code de l'honneur qui structurait les rapports au sein du groupe et qui justifiait la claustration des femmes…) comme le montrent différents travaux, (Ghallab, 1990 ; Borrmans, 1977 ; Lacoste-Dujardin, 1985 ; Mernissi, 1983) il en va tout autrement aujourd’hui. Les femmes ont accédé à l'espace public grâce à l’instruction et au salariat, et elles se le sont approprié. On observe une plus grande mixité dans les espaces urbains, les règles qui régissent l'accès des femmes au-dehors se sont assouplies et les interdits ont été en partie levés. Le territoire des femmes s'est progressivement élargi et elles sont de plus en plus présentes, seules ou accompagnées, dans différents endroits de la ville. Il est certain que leur rapport à l'espace a évolué. Nous assistons à une grande visibilité des femmes « individues » dans la ville. La ville « bastion de la masculinité » est ainsi devenue plus permissive et « perméable » aux femmes qui l'empruntent et qui tissent avec elle de nouveaux rapports. Toutefois, sur le terrain, la réalité féminine est complexe, puisqu'il existe 3/2011 2 plusieurs types de femmes avec différents vécus, surtout dans une ville comme Rabat, ville hétérogène et plurielle, qui connaît un brassage important de population d'origines diverses et riches de plusieurs traditions. L'objectif de ce travail est de mettre en évidence les pratiques féminines et les évolutions qu'elles connaissent, de montrer, à travers l'espace, l'évolution des relations entre les hommes et les femmes, de dévoiler les processus à l'œuvre et qui relèvent de toute une dynamique sociale. Surtout, l'étude des situations de femmes vivant dans des quartiers pauvres de la ville amène à relativiser le constat de la « conquête » par les femmes d'une place à part entière dans l'espace public, et à en souligner les limites. Nous souhaitons ainsi dans cet article nous attacher aux différentes formes d'appropriation et de marquage des espaces privé/public des femmes du quartier de recasement de Yaqoub El Mansour1. Le but est de comprendre les relations qu'entretiennent ces femmes avec leur ville. Ont été interrogées une vingtaine de femmes des quartiers défavorisés, le plus souvent des femmes mariées, analphabètes2 ou n'ayant pas poursuivi leurs études. Elles sont dans leur majorité des femmes au foyer et la moitié d'entre elles sont des femmes de plus de cinquante ans. 1- Contraintes ressenties par les femmes dans leur pratique de l'espace public? Le travail de recherche que nous avons mené concernait les stratégies d’appropriation des espaces par les différentes catégories de femmes et il a confirmé que les femmes ne forment pas un groupe homogène et que la ville s'offre différemment à elles (Monqid, prévu pour 2011). Les femmes ne fréquentent pas les mêmes endroits et ne s'approprient pas de la même façon le quartier et la ville. Plus spécifiquement, on constate que les femmes au foyer du quartier Yaqoub El Mansour et des bidonvilles n’ont pas le même accès à l’espace que les femmes des quartiers favorisés comme l’Agdal, du quartier résidentiel de Hay Riad ou des femmes des quartiers moyens, comme celles résidant à Hassan ou dans le quartier de l’Océan. Elles sont victimes d’une véritable injustice spatiale puisqu'elles sont exclues des lieux de la modernité urbaine, exclusion dont il est difficile de distinguer dans quelle mesure elle est imposée ou choisie. Les normes sociales discriminatoires comme frein à la mobilité des femmes Les normes sociales discriminatoires constituent une cause directe de l’injustice spatiale subie par toutes les femmes, et plus particulièrement celles des quartiers défavorisés. Les femmes rencontrent des obstacles et des contraintes qui conditionnent leur accès à cet espace, en relation notamment avec une intériorisation de frontières spatiales relatives à chaque sexe. Pierre Bourdieu (1998) décrit bien « l'incorporation » de cette interdiction faite aux femmes de s'aventurer dans l'espace public. « Je suis surveillée par mes parents, en plus, mon frère est très religieux mais il n'empêche qu'il veut mon bien, il me dit de ne pas mettre les choses serrées, de ne pas me maquiller, de ne pas parler aux garçons. Je ne peux pas mettre ce que je veux, il ne veut pas, il me dit : « Moi, je suis religieux et je conseille les gens, ils vont dire : « Regardez sa sœur » ». En plus on a grandi avec ces traditions, tu n'as pas le droit de dire non, pourquoi et comment. Je dis à ma mère où je vais, mais il ne faut pas que je traîne, je ne dois pas dépasser une certaine heure, elle a peur pour moi. Pour elle, comme je suis une fille, les garçons vont m'embobiner, et pour nous l'honneur représente tout. » Maria (29 ans, célibataire, salariée, niveau collège, maison). Le fait que la rue soit un territoire masculin est une norme que les femmes elles-mêmes ont intériorisée, comme en témoignent les conseils et les prescriptions prodigués par les mères à leurs 1 Enquêtes menées à Hayy el Barid, Nwâyel, Douar Rajaa Fellah, Douar el-koura, el-Gueraâ entre 2000 et 2003. 2 Les femmes analphabètes ont comme particularité leur origine rurale, c'est ce qui explique qu'elles n'ont pas eu accès à l'instruction. 3/2011 3 filles concernant l'usage de l'espace public (comme le fait de ne pas s'aventurer dans des endroits déserts, seules, de ne pas rester dehors tard la nuit, de ne pas réagir aux agressions verbales et d'adopter une stratégie de silence qui constitue la seule arme dont les femmes disposent pour se protéger et pour éviter des représailles…) et qui sont en quelque sorte une manière d'actualiser la peur du dehors et une façon de limiter leurs déplacements et leur appropriation des lieux publics. La plupart des femmes interrogées déclarent préférer rester à la maison et ne sortir que si elles sont obligées. La plupart de leurs loisirs sont des loisirs d'intérieur et sont étroitement liés à la vie quotidienne et à l'espace privé. « Je préfère rester à la maison et cuisiner ou faire autre chose, mais je ne sors pas. Mon temps libre, je le passe soit à faire à manger, à dormir, à faire un gâteau ou uploads/Geographie/femmes-et-espace-pubic-rabat.pdf

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