TAHAR BEN JELLOUN de l’Académie Goncourt LE MIEL ET L’AMERTUME r o m a n GALLIM

TAHAR BEN JELLOUN de l’Académie Goncourt LE MIEL ET L’AMERTUME r o m a n GALLIMARD À mon frère Abdelaziz, qui a tant aimé la vie et que la vie n’a pas assez aimé. 1 MOURAD J’habite un sous-sol tellement bas qu’il m’arrive parfois de le confondre avec une tombe. Il est froid, ce qui m’arrange l’été et qui m’agace l’hiver, surtout que cette saison, à Tanger, est très humide. Au-dessus, nous avons une maison, construite à l’époque où tout allait bien et où nous étions, ma femme et moi, assez confiants dans l’avenir. Nous étions stupides et nous ne le savions pas. Nous étions même heureux et nous ne nous rendions pas compte de notre chance. Les étages au-dessus sont fermés, ou plutôt interdits. Les salons et les chambres sont meublés, les rideaux tirés, les tapis étalés et fixés au sol. De temps en temps des chats viennent y faire leurs besoins. Nous l’apprenons par l’odeur. Nous ne recevons jamais, personne n’a jamais été invité dans les étages. C’est ainsi et je ne veux pas aborder ce sujet avec ma femme. J’ai appris qu’il ne faut pas discuter certaines décisions absurdes. Nous vivons donc, si on peut appeler ça vivre, dans quarante-neuf mètres carrés. Pas de fenêtre. La lumière entre par la porte ou par la lucarne de la cuisine. Nous nous sommes installés là quelques mois avant la tragédie. Punis. Dorénavant, nous nous enterrons dans ce sous-sol que j’appelle souvent « la cave ». Mon matelas n’est pas très épais. Je m’en contente ; je m’y suis même habitué. Je suis de petite taille et assez mince. Celui de ma femme a l’air plus confortable. Chacun est dans un coin. Cinq mètres nous séparent. Parfois ce sont des milliers de mètres qui s’installent entre nous. La cuisine et la salle de bains sont de l’autre côté. Le reste de l’espace, on l’appelle « le salon télé », où trônent nos deux téléviseurs. Chacun le sien dans la mesure où nous n’avons pas les mêmes goûts. Munis d’un casque, nous regardons des programmes différents. Ma femme adore les séries turques et brésiliennes doublées en arabe dialectal. Moi, je regarde des films classiques et certaines émissions de débats politiques. Parfois, elle s’endort et le casque tombe. Je me lève et j’éteins sa télé. Le lendemain, elle m’en veut de lui avoir fait manquer la fin de l’épisode. Depuis que j’ai pris ma retraite, j’essaie de ne pas mourir. Je me demande bien pour quelle raison je résiste. Mes joies sont si rares. Mes souvenirs sont fatigués et je fais un effort pour ne plus les convoquer, m’y réfugier. J’apprends à m’en méfier. Je suis ce que je peux. Pas grand-chose. J’ai essayé de fermer la blessure, non pas de l’effacer, mais au moins de l’éloigner de moi, de nous. Il m’arrive de fixer un point dans ce sous-sol. Ma vue se brouille. Tout devient flou. Ce qui m’entoure m’oppresse et me navre. Ce lieu est bien trop grand pour servir de tombe. J’ai vu l’autre jour à quoi était réduit le corps de mon ami d’enfance quand on l’a déposé dans la tombe. Il devait peser moins de quarante kilos. On l’a installé sur le côté droit, comme s’il dormait. Le linceul trop blanc était taché de terre brune. Une petite chose recouverte de blanc et de terre. Le soir, j’ai eu du mal à trouver le sommeil. Nous sommes enterrés sous cette maison qui, vue de l’extérieur, renvoie pourtant l’image d’une belle réussite. La maison nous écrase. La maison nous nargue. La maison nous tue lentement. Elle a été la scène de notre bonheur bref et de notre malheur permanent. Ma femme en parle comme si c’était une vieille dame méchante qui nous en voulait. Elle dit : « Cette baraque finira par avoir notre peau ; elle s’acharne sur nous ; c’est le démon qui l’habite… » Un jour nous avons trouvé des briques dans le petit jardin. Ma femme s’est écriée : « La maison nous parle, elle nous envoie des messages. Qu’est- ce qu’elle nous veut encore ? » J’ai eu du mal à la rassurer : « Non, ce sont les voisins qui font des travaux et ils ont dû perdre quelques briques. » La nuit venue, la maison se repose. Les murs ne tremblent plus. Le plafond ne bouge plus. Mais elle nous possède comme un esprit s’empare de vous. Ma femme a accroché dans toutes les chambres des bidules porte- bonheur. Elle verse dans les coins du lait de vache frais et brûle des encens apportés du sud du pays. Tout ça pour repousser le mauvais œil et le malheur. On aurait dû quitter cette maison, la mettre en vente et nous installer dans un appartement plus pratique, dans le centre-ville. Mais quelque chose m’en a empêché, surtout ma femme. Moi, c’est la fatigue qui me gagne à l’idée de déménager. Un de mes petits-cousins est même mort le lendemain d’un lourd et pénible déménagement. Je sais, les objets, les affaires sont méchants. J’essaie de sortir tous les matins. Je retrouve au café Ibéria mes anciens collègues de bureau. Ce ne sont pas des amis ; disons des connaissances. Nous sommes liés par un secret, une pratique indigne. Nous prenons un café crème dans des verres, nous parlons de l’actualité du pays et regardons les gens passer. On se dit que le Maroc a changé et qu’on n’arrive plus à le suivre. Le nombre de filles et de femmes voilées par exemple ne cesse d’augmenter. « À croire que c’est la mode, a dit une fois celui qu’on surnommait Rubio, toutes les femmes se voilent, ça va de la maman à la putain ! » Je suis né quelques années après l’indépendance de mon pays. Mon père me racontait combien l’époque de Tanger, ville internationale, était faste. Il travaillait à l’hôtel El Minzah. Un palace mythique, fameux grâce à sa clientèle qui venait de tous les coins du monde. Sur les murs du bar, les photos de vedettes du cinéma et de la chanson étaient affichées, certaines dédicacées à mon père. Rock Hudson, Elizabeth Taylor, Victor Mature, Louis Jourdan, Léo Ferré, Charles Aznavour, Gilbert Bécaud, etc. Je crois que mon père était chef du personnel ou adjoint du directeur, en tout cas son poste était important. Souvent, il nous ramenait des cadeaux que des clients lui donnaient. Je me souviens avoir reçu un beau stylo noir, un stylo à plume avec son encrier. Ma sœur a hérité une fois d’un très beau foulard. Il lui arrivait aussi de nous donner de l’argent de poche en devises étrangères, des dollars, des lires italiennes, des livres anglaises. Je m’amusais à aller les changer en pesetas rue Siaghine. Je ne savais pas que l’argent s’échangeait. El Minzah était l’âme de la ville. À l’entrée, deux hommes noirs, habillés avec des vêtements traditionnels rouges, se tenaient comme des statues. Un jour j’ai demandé à mon père pourquoi ils étaient noirs. « Ce sont des descendants d’anciens esclaves ; le directeur de l’hôtel est un Anglais qui a travaillé en Inde, c’est lui qui nous impose ce folklore. » Nous n’avions pas le droit d’entrer dans l’hôtel. Quand ma mère m’envoyait faire une commission à mon père, je demandais au concierge de l’appeler. Il sortait et me disait de me dépêcher de lui dire pourquoi j’étais là. J’aimais le dimanche me promener avec mon cousin Rachid avenue d’Espagne, face à la mer. Le soir, nous faisions le boulevard. Faire le boulevard, c’était faire le paseo le long du boulevard Pasteur. On marchait avec une certaine nonchalance caractéristique des Tangérois le long de cette rue où des jeunes filles s’affichaient dans des tenues élégantes. À l’époque on n’utilisait pas encore le verbe « draguer », mais le but du paseo était de se faire remarquer par des filles qui venaient là pour les mêmes raisons que nous. Boulevard Pasteur, il y avait l’agence Air France, les magasins anglais Kent, le parfumeur Madini, la Librairie des Colonnes, le café Le Claridge et beaucoup de boutiques tenues par des Indiens qui vendaient des appareils photo et des transistors. Je m’y arrêtais à chaque fois pour demander le prix d’un petit transistor Philips. Quand j’eus mon brevet, je réussis à convaincre mon père de me l’acheter. Cette petite radio allait jouer un rôle très important dans ma formation culturelle. Je dormais l’oreille collée à son boîtier rouge. J’écoutais des pièces de théâtre de la Comédie-Française retransmises sur Radio France. Je suivais comme un fou le jeu « Quitte ou double », présenté par Marcel Fort, surtout quand il s’agissait de questions sur le cinéma. Un soir, j’ai gagné cent mille anciens francs. Je ne jouais pas pour de vrai, mais je répondais aux questions avant le candidat. Ah, ce petit miracle de la technique ! Moi qui ai eu une enfance sans musique, grâce à ce transistor, j’ai su par cœur les chansons de Georges Brassens, de Jean Ferrat, de Léo Ferré, uploads/Geographie/le-miel-et-l-x27-amertume-tahar-ben-jelloun.pdf

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