ALAIN FLEISCHER PETITES HISTOIRES D’INFINIS n o u v e l l e s GALLIMARD Pour Ph
ALAIN FLEISCHER PETITES HISTOIRES D’INFINIS n o u v e l l e s GALLIMARD Pour Philippe Sollers Avant- propos Chacune de ces petites histoires entend conduire le lecteur à un moment de perception (ou de sentiment) de l’infini. Pour cette raison, elles sont plutô t courtes, car l’infini doit apparaî tre par surprise. Peut-ê tre mê me abruptement. Le lecteur doit y ê tre poussé comme au bord d’un précipice qu’il n’aurait pas vu venir, et qu’il ne découvre qu’en y tombant. Ainsi le texte qui y conduit doit, sur tout son parcours, cheminer à couvert, sans rien laisser pressentir du paysage final, et sans susciter la fatigue ou l’impatience du lecteur. Pour qu’elle ouvre sur l’infini, la fin ne peut pas se faire attendre et, idéalement, elle doit arriver trop tô t. Je ne crois pas qu’il soit possible – ni supportable, si la possibilité existait – de contempler l’infini infiniment. L’infini et l’éternel sont deux ordres dont la confusion est à discuter. L’infini dont il est ici question est instantané, et il se dissoudrait bientô t dans la durée comme l’espace se dissout dans le temps. Pour les mê mes raisons, le nombre de ces petites histoires et la taille de ce recueil sont eux aussi restreints. Car s’il y a de nombreux infinis, et non pas un infini unique – comme le sous-entendraient les religions monothéistes –, il me semble qu’il n’y aurait rien à gagner à une multiplication de l’infini à l’infini. L’infini se dissout dans l’infini et, pour parvenir à sa perception, mieux vaut en limiter les expériences et, plutô t que de les additionner, en revivre chaque aventure, retrouver le manque produit par une soustraction. Évidemment, l’infini et la fin ont partie liée. Mais l’idée inverse peut aussi ê tre défendue : celle d’un texte non seulement long infiniment, mais en permanence ouvert sur l’infini, par une béance constante et vertigineuse. Un tel projet serait-il raisonnable ? Serait- il à la portée d’un écrivain ? Est-il virtuellement contenu dans les combinatoires infinies de la langue ? UN RENDEZ-VOUS Je suis assis à la terrasse d’un café où j’ai rendez-vous avec mon père. Et mon père est à l’heure. Mais il est mort depuis trente ans. Je lui demande : « Comment vas-tu ? » Il me répond : « Toujours mort… Tout va bien. » Je comprends qu’ê tre mort est un état comme un autre : comme ê tre en vacances, ou ê tre malade, ou ê tre fatigué, ou ê tre en bonne santé, ou ê tre convalescent, ou ê tre amoureux, ou ê tre au chô mage, ou ê tre au travail, ou ê tre désespéré, ou ê tre endormi, ou ê tre exalté, ou ê tre serein, ou ê tre bouleversé, ou ê tre révolté… Je suis assis à la terrasse d’un café où j’ai rendez-vous avec mon père. Et mon père est à l’heure. Cette ponctualité ne m’étonne pas mais je l’apprécie : je suis heureux qu’il se soit souvenu d’un rendez-vous pris il y a si longtemps, à l’époque où il était encore vivant. UN LIVRE Cette nuit-là, ma sœur devait me rapporter dans ma chambre un livre que je lui avais prê té. Nous savions l’un et l’autre que ce n’était qu’un prétexte. Ce n’était pas un de ces romans à la mode dont tout le monde parle en mê me temps, ni une édition ancienne, luxueuse ou rare. C’était un vieux livre oublié d’un auteur inconnu, que j’avais trouvé par hasard dans une brocante. Il était au fond d’une valise parmi divers effets, aussi bien masculins que féminins, inhabituellement mê lés. Le contenu semblait ê tre resté tel quel au retour d’un voyage romantique. Peut-ê tre à Venise, comme semblait l’indiquer un guide touristique. Le volume au papier jauni d’une édition à deux sous, et dont le dos se décousait, m’avait attiré par son titre et par l’illustration désuète de sa couverture : une aquarelle maladroite montrait deux adolescents tendrement enlacés dans une ruelle sombre, adossés à une palissade sous le halo d’un réverbère. Le texte en quatrième de couverture m’avait décidé à l’acheter. Je me souviens des premières lignes : « Cette nuit-là, ma sœur devait me rapporter dans ma chambre un livre que je lui avais prê té. Nous savions l’un et l’autre que ce n’était qu’un prétexte… » LE GRAVIER Pour la première fois cet été-là, après l’épuisante dernière année de mes études à l’université, j’avais décidé, pour mes vacances, de m’éloigner des plages et des rivages de la Méditerranée, de l’Adriatique ou de la mer Noire. J’avais ressenti le besoin d’un séjour dans un climat vivifiant, et je pensais au Finistère, à la Cornouaille, à la cô te Cantabrique ou à l’Algarve. À la dernière minute, une rencontre imprévue avait orienté mon choix dans une tout autre direction, le radicalisant encore : je n’irais pas passer le mois d’aoû t au bord de la mer, fû t-ce la mer du Nord, la Baltique ou l’Atlantique, mais aussi loin que possible de tout rivage, au cœur du continent, dans une région sauvage de montagnes et de forê ts. En effet, entre les derniers examens et le moment de prendre mes dispositions pour le voyage, alors que je buvais un café à une terrasse du boulevard Saint-Michel, où des touristes venus des quatre coins du monde goû taient aux plaisirs des beaux jours à Paris, j’avais rencontré Milana, qui était sur le point de repartir vers son village des Carpates Blanches. La description qu’elle m’avait faite de son pays et des décors de nature où elle avait grandi ainsi que sa sensualité, à la fois ingénue et avertie, de jeune fille de la campagne, lors de la nuit que nous avions ensuite passée ensemble, m’avaient convaincu d’aller la rejoindre, fuyant pour une fois les stations balnéaires avec leurs filles bronzées qui dansent la nuit pieds nus sur le sable d’une plage ou sur les pistes des dancings. Je m’étais bâti un programme qui correspondait à ce que dans mon enfance ma grand-mère appelait prendre un grand bol d’air, avec la perspective de longues randonnées parmi des forê ts de sapins où se respire la résine à pleins poumons. J’imaginais des sentiers solitaires et escarpés, des baignades nus dans la vasque couleur émeraude d’une cascade, dans les remous joyeux d’un torrent, dans les eaux dormantes d’un étang, tout cela agrémenté d’épisodes de sexualité naturiste, de nourriture frugale et de vie édénique. J’avais découvert peu auparavant l’expérience de Monte Verità, au début du XXe siècle, sur le territoire d’Ascona dans le Tessin, dont les idéaux utopiques m’attiraient, à condition de transformer la vie communautaire, à laquelle je suis réfractaire, en duo d’une fê te galante, intimiste et pastorale. La rencontre avec Milana m’offrait l’opportunité d’une telle aventure, susceptible de faire rê ver quelqu’un qui, comme moi, avait passé sa vie dans la promiscuité sociale et sous le couvercle étouffant d’une grande ville. Avec une exaltation enfantine, j’avais préparé cette « expédition amoureuse », ce voyage vers Cythère, comme auraient dit les adeptes de Monte Verità, en faisant l’acquisition d’un équipement nouveau et adéquat : ni maillot, ni serviette de bain (les baignades se feraient en tenue d’Ève et d’Adam, et le séchage dans une herbe épaisse et chaude comme celle du Douanier Rousseau), ni savates pour déambuler nonchalamment sur une promenade maritime ou une rambla, ni chapeau de paille ni lunettes de soleil pour jouer aux aventuriers mystérieux dans les bars sous les tropiques, mais un sac à dos, un canif suisse, une torche électrique, des shorts, une casquette, des chaussures de marche à semelles de caoutchouc profondément crantées, tout cela acheté au Vieux Campeur, dans le quartier de la Sorbonne, dont les vitrines ont le mê me sérieux pour les activités physiques que celles des librairies universitaires pour les travaux intellectuels. Le programme de ces vacances s’était déroulé comme je l’avais rê vé, et il m’a laissé un souvenir singulier : celui du dernier été de ma jeunesse. Je m’étais pleinement livré aux plaisirs simples des journées en plein air, et des nuits en montagne sous le ciel criblé d’étoiles, dans les bras d’une fille à qui les activités physiques de la journée – marche, escalade, natation, batifolage dans les prés ou sur la mousse des sous-bois – laissaient encore du désir et des forces pour se dépenser à nouveau, dans l’intimité d’une couche rustique, la nuit venue. Le jour d’une randonnée que nous avions commencée à l’aube, nous étions arrivés affamés devant le petit supermarché d’un village, où nous comptions nous ravitailler. Nous avions trouvé l’accès provisoirement empê ché par un camion qui déchargeait des sacs de graviers, que trois ouvriers répandaient sur le terre-plein, pour remédier à l’inconvénient de la boue qui se formait les jours de pluie. L’opération avait duré une demi- heure, et j’avais pu lire tout à loisir, sur les sacs entassés avant d’ê tre vidés, l’origine des petits cailloux blancs. Je m’en souviens encore : la carrière Treul uploads/Histoire/ 19-alain-fleischer-petites-histoires-d-infinis.pdf
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- Publié le Mai 21, 2021
- Catégorie History / Histoire
- Langue French
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