Pour une éthique du compromis interview de Paul RICŒUR Propos recueillis par Je
Pour une éthique du compromis interview de Paul RICŒUR Propos recueillis par Jean-Marie Muller et François Vaillant, publiés par la revue Alternatives Non Violentes , n°80, 0ctobre 1991. ANV : Comment définir le compromis ? Paul Ricœur : La notion de compromis intervient lorsque plusieurs systèmes de justification sont en conflit. Cette définition se trouve dans le livre De la justification de Luc Boltanski et Laurent Thévenot, lesquels consacrent toute la fin de leur ouvrage au problème du compromis. Je crois que c'est le seul texte important, en sciences humaines, qui s'intéresse au compromis. L'hypothèse de base est qu'aucune société ne dispose d'un système unique de justification de ce qui est juste ou injuste. Il y a partout des inégalités : dans la répartition du pouvoir, dans celle des revenus... Et comme disent les auteurs pré-cités, personne n'est grand dans toutes les dimensions de la vie. Ils montrent que dans une économie qui serait uniquement définie par le rapport marchand, la grandeur est liée à l'échange des richesses. Or, dans nos sociétés, nous avons d'autres appréciations de la grandeur. La loyauté ou l'allégeance, par exemple, apparaissent comme des grandeurs dans le domaine domestique distinct de l'ordre marchand. Il existe différents ordres de grandeur. L'idée vient de Pascal. Il y a, selon lui, les grandeurs de la chair, les grandeurs de l'intelligence et celles de la charité. Le problème du compromis est qu'on ne peut pas atteindre le bien commun par une justification unitaire, mais seulement par la mise en intersection de plusieurs ordres de grandeur. Le compromis est donc essentiellement lié à un pluralisme de la justification, c'est-à-dire aux arguments que les gens mettent en avant dans les conflits. Il n'existe pas de super-règle pour résoudre les conflits, mais on résout les conflits à l'intérieur d'un ordre homogène où les gens se reconnaissent. Les marchands et les acheteurs se situent dans l'ordre commercial, et les règles qui régissent cet ordre sont différentes de celles qui apparaissent, par exemple, dans l'ordre familial. ANV : En quoi le compromis se distingue-t-il de la compromission ? Paul Ricœur : Le compromis, loin d'être une idée faible, est une idée au contraire extrêmement forte. Il y a méfiance à l'égard du compromis, parce qu'on le confond trop souvent avec la compromission. La compromission est un mélange vicieux des plans et des principes de références. II n'y a pas de confusion dans le compromis comme dans la compromission. Dans le compromis, chacun reste à sa place, personne n'est dépouillé de son ordre de justification. Prenons un exemple où l'on vit sans cesse en faisant des compromis, je pense à l'entreprise. Elle a une stratégie produc- tiviste, mais elle a aussi affaire à des gens qui sont célibataires ou mariés, lesquels sont aussi des citoyens, ayant des droits, comme celui de se syndiquer. Le compromis, dans la vie d'une entreprise, est précisément l'art de combiner différents plans de référence, sans les confondre. « Travaillez bien, parce que nous sommes une grande famille », dira un patron paternaliste à ses employés. Ici, l'entreprise capte sournoisement la valeur familiale de soumission de l'enfant au père, si caractéristique de la famille patriarcale. Un tel patron dérobe une valeur familiale pour tenter de mieux faire marcher son entreprise. C'est une compromission. Le compromis n'est pas de la même veine. Prenons par exemple les discussions qui existent actuellement sur l'ouverture des magasins le dimanche. Il y a conflit entre l'intérêt du commerce et, d'autre part, les droits familiaux et les droits du citoyen au sujet du repos. La recherche du compromis est ici délicate. J'ignore sur quoi elle débouchera, mais nous n'avons pas affaire à une compromission ou à un consensus. Le consensus supposerait, dans ce cas, le nivellement de tous dans un magma. Le compromis est toujours faible et révocable, mais c'est le seul moyen de viser le bien commun. Nous n'atteignons le bien commun que par le compromis, entre des références fortes mais rivales. ANV : Est-ce par exigence ou par nécessité que, selon vous, les institutions sociales et politiques sont conduites à trouver des compromis ? Paul Ricœur : Le problème que vous soulevez est celui de la paix civique. Comment empêcher que les différends, les litiges, les conflits ne dégénèrent en violence ? En ce sens, le compromis est une barrière entre l'accord et la violence. C'est en absence d'accord que nous faisons des compromis pour le bien de la paix civique. Nous pourrions même dire que le compromis est notre seule réplique à la violence dans l'absence d'un ordre reconnu par tous, et en sorte unique dans ses références. Comme nous n'avons que des références fragmentaires, c'est entre ces références-ci que nous sommes obligés de faire des compromis. Comme toute personne appartient à plusieurs ordres de grandeur, c'est en les prenant tous en compte qu'un compromis peut être trouvé. Nous sommes tous mesurés à des aulnes différentes ; nous sommes des citoyens, des consommateurs, des travailleurs, des amateurs d'art... Le compromis est ce qui empêche la société de tomber en morceaux. Le conflit majeur résulte, selon moi, de ce que tout actuellement appartient à l'ordre marchand. Est-ce que tout peut être acheté ? II y a des biens qui ne sont pas des marchandises, comme la santé, l'éducation, la citoyenneté... Le compromis s'inscrit entre les exigences rivales venant de ces ordres différents. ANV : Mais ne faut-il pas toujours, chez les parties adverses, le désir et la volonté de parvenir à un compromis, pour qu'il advienne au terme d'un conflit ? Paul Ricœur : L'intransigeance rend malheureusement impossible toute recherche de compromis. L'intransigeance est incompatible avec la recherche de nouveaux systèmes de références. Le compromis exige la négociation. ANV : II semblerait qu'au cours de l'histoire, les sociétés n'ont pas su donner beaucoup de place au compromis pour résoudre les problèmes de violence, ne voyant le plus souvent que l'ordre policier et l'ordre militaire pour tenter de susciter la paix ? Paul Ricœur : La première carence est partout la carence de l'imagination. Nous avons toujours du mal à admettre que d'autres personnes puissent vivre avec d'autres références que les nôtres, ou que nous puissions avoir un autre rôle que celui que nous tenons. Notre société occidentale est contrainte actuellement d'inventer une civilisation du compromis, parce que nous vivons dans une société de plus en plus complexe, où il y a partout de l'autre. Nous n'allons pas vers une société qui serait forcément plus pacifique, nous allons vers une société où les rôles tenus par les uns et les autres sont de plus en plus nombreux et interdépendants. Les travaux d'Edgar Morin montrent fort bien cela. Les conflits de rôles vont en se multipliant, or la seule issue demeure le compromis. Je parle toujours du bon compromis, du compromis honnête, c'est-à-dire de celui qui ne camoufle pas les conflits. ANV : Dans Alternatives Non-Violentes, nous aimons à distinguer la non-violence du pacifisme, car trop souvent le pacifisme, à la différence de la non-violence, refuse de prendre en considération les motifs d'un conflit. Le pacifisme, c'est un peu la paix à tout prix, c'est-à-dire à n'importe quel prix, alors que la non-violence permet bien souvent de gérer des conflits par des moyens efficaces qui ne doivent rien à la violence. Qu'en pensez-vous ? Paul Ricœur : Cette distinction me paraît fondamentale. Permettez-moi de faire ici une parenthèse. Je suis heureux de parler avec vous du compromis et de la non-violence, car je ne pourrai jamais oublier que j'ai été accueilli, à mon retour de captivité, dans le milieu de la non-violence, au Chambon-sur-Lignon, où je fus professeur de philosophie au Collège Cévenol, de 1945 à 1948. Durant les cinq années de guerre, des habitants du Chambon-sur-Lignon ont été des résistants non- violents, protégeant et cachant de nombreux Juifs, avant de les faire passer en Espagne ou en Suisse. Je demeure très reconnaissant aux pasteurs Trocmé et Theis de la visée morale et spirituelle qu'ils m'ont léguée. ANV : Les moyens d'action, tels que le boycott, l'embargo, la désobéissance civile, lorsqu'ils s'inscrivent dans une véritable stratégie non-violente, ne sont-ils pas franchement opportuns pour que soient trouvés de vrais et bons compromis ? Paul Ricœur : Oui, mais avant d'y arriver, ces moyens d'action sont d'abord des révélateurs de conflit. Ces moyens d'action peuvent être une preuve de sagesse. Je n'en dirai pas autant de la séquestration d'un patron, par exemple. L'idéologie qui sera le plus contraire à- la non-violence, qui refusera de voir son utilité sociale et sa fécondité spirituelle, sera toujours une idéologie totalisante. Je crois que l'on commence à entrer dans la perspective de la non-violence lorsqu'on reconnaît qu'il y a toujours un pluralisme dans les jeux sociaux tenus par les citoyens, c'est-à-dire lorsqu'il n'y a pas de principe unifiant. Le compromis est recherché et trouvé lorsqu'on accepte l'idée qu'il n'y a pas un tel principe unifiant. S'il est vrai qu'une véritable sagesse est requise pour l'action non-violente, je dirai que c'est la même sagesse qui doit animer ceux qui ont le monopole de la violence. uploads/Histoire/ 1988-pour-une-ethique-du-compromis.pdf
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- Publié le Jul 31, 2021
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