L'Association canadienne de philosophie – www.acpcpa.ca Allocution présidentiel

L'Association canadienne de philosophie – www.acpcpa.ca Allocution présidentielle Association canadienne de philosophie Congrès de la Féderation des Sciences Humaines et Sociales University of Manitoba, Winnipeg, 30 mai 2004 À la recherche d'Hypatie John Thorp University of Western Ontario Chers collègues, Mes propos de ce soir portent sur Hypatie. Sans doute êtes-vous conscients, au moins de façon générale, de son nom et des grandes lignes de son histoire : mathématicienne et philosophe de la fin du 4e/début du 5e siècles ap. J.-C., fille du mathématicien Théon, femme païenne vivant à Alexandrie au moment où l'empire romain passait de la tolérance à l'imposition du christianisme, enseignante charismatique dévouée tant aux païens qu’aux chrétiens, et victime d'un meurtre horrible : en 415 un gang de moines, incités peut-être par l'archevêque d'Alexandrie Cyrille, l'ont écorchée vive avec des coquilles de mer. Bien que ces événements aient inspiré plusieurs écrivains européens au fil des siècles – tels que, par exemple, Gibbon, Voltaire, Leconte de Lisle, Charles Kingsley –, Hypatie se trouve encore une fois en vedette de nos jours, héroïne cette fois du mouvement féministe. En 1979 l'artiste américaine Judy Chicago l'invita à prendre place à son Dinner Party, et en1986 elle prêta son nom à une nouvelle revue savante portant sur la pensée féministe. Cette revue publia en 1989 une biographie fantaisiste d'Hypatie de la main d'Ursule Molinaro, poète américaine. Hypatie est l'héroïne idéale. Elle était charismatique ; elle mourut horriblement ; elle fut au centre d'un jeu compliqué de tensions politiques et religieuses ; et – la qualification la plus importante pour le statut de héros – en fin de compte nous savons très peu sur elle de façon claire et certaine. Une étoile qui brille, certes, mais vue à travers les brumes du temps et de l'oubli. Nos incertitudes invitent la construction d'une héroïne. L'un des principaux thèmes des études récentes sur Hypatie est précisément la diversité des interprétations de son histoire. Un livre italien, d'Elena Gajeri, portant le titre Ipazia, un mito letterario – « Hypatie, un mythe littéraire » suggère qu'Hypatie, telle que nous la connaissons, est une construction de l'imaginaire plutôt qu'une réalité de l'histoire. Déjà dans l'antiquité tardive elle était une héroïne païenne pour avoir été massacrée par les chrétiens, ou encore une héroïne des ariens pour avoir été massacrée par les orthodoxes, ou encore une héroïne des chrétiens de Constantinople pour avoir été massacrée par les chrétiens intempérants d'Alexandrie. Plus récemment elle s'est vu traiter d’héroïne anticléricale, victime de la hiérarchie ; héroïne protestante, victime de l'église catholique ; héroïne du romantisme hellénisant, victime de l'abandon par l'Occident de sa culture hellénique ; héroïne du positivisme, victime de la conquête de la science par la religion ; et, tout dernièrement, héroïne du féminisme, victime de la misogynie chrétienne. Femme polyvalente! Une histoire qui est souvent racontée à propos du peintre Raphaël laisse voir le malaise persistant des chrétiens vis à vis d'elle. Lorsque le peintre montra l'ébauche de L'école d'Athènes à l'un des À la recherche d'Hypatie – 2 cardinaux, celui-ci voulut savoir qui était la femme représentée en bas au centre. Raphaël répondit : « Hypatie, la plus fameuse des membres de l'École d'Athènes ». Le cardinal ordonna : « Enlève-la. La foi ne permet de rien savoir sur elle. À part cela, l'oeuvre est acceptable ». Raphaël l'enleva, mais garda toutefois une référence sournoise à elle en introduisant dans l'ensemble la figure efféminée du neveu du pape Jules II, Franceso Maria della Rovere. La façon dont Hypatie servit d'icône pour le protestantisme et l'anticléricalisme ressort du titre, plutôt longuet, d'un pamphlet de John Toland, publié en Angleterre en 1720 : Hypatia, or the History of a Most Beautiful, Most Virtuous, Most Learned and in Every Way Accomplished Lady; Who Was Torn to Pieces by the Clergy of Alexandria, to Gratify the Pride, Emulation, and Cruelty of the Archbishop, Commonly but Undeservedly Titled St. Cyril. (Ce pamphlet a vite provoqué une réponse du parti catholique, portant le titre : The History of Hypatia, a Most Impudent School-Mistress of Alexandria. In Defense of Saint Cyril and the Alexandrian Clergy from the Aspersions of Mr. Toland) Gibbon et Voltaire ont fait pareil usage d'Hypatie pour promouvoir l'anticléricalisme de leur siècle. Hypatie figure à plusieurs reprises dans la littérature romantique française du XIXe siècle, notamment chez les poètes et écrivains Leconte de Lisle, Gérard de Nerval et Maurice Barrès. Chez eux, elle est la dernière représentante des vieilles valeurs helléniques, se dressant mais tombant devant la marche irrésistible du christianisme, avec son système intellectuel grossier et rigide. De Lisle décrit Hypatie comme étant « le souffle de Platon et le corps d'Aphrodite ». Et en Angleterre le romancier Charles Kingsley l'entraîne dans une bataille entre le rationalisme protestant et la superstition catholique. Il introduit dans l'histoire une intrigue secondaire et érotique selon laquelle Hypatie tombe amoureuse d'Oreste, le préfet romain d'Égypte, et il enlève l'embarras que constituerait une héroïne païenne en la convertissant au christianisme – mais non au catholicisme – quelques jours avant sa mort. Dans son poème de 1989 « A Christian Martyr in Reverse: Hypatia 370-415 », Ursule Molinaro fait d'Hypatie un icône non seulement du féminisme mais aussi de la libération sexuelle. Elle lui attribue une série d'amants depuis sa jeunesse. Elle la fait épouser Isidore le philosophe, qui, lui, tolère stoïquement la suite de ses amants illicites, parmi lesquels on retrouve le préfet Oreste. Nous examinerons sous peu le bien fondé d'une telle représentation d'Hypatie. Vous avez donc, chez Hypatie, tous les éléments idéaux pour une histoire captivante : il y a le fait exotique, dans l'antiquité, d'une femme mathématicienne et philosophe ; il y a son charisme indéniable ; il y a l'élément érotique fourni par sa beauté et par sa virginité ; il y a le jeu imprévisible des forces politiques et religieuses dans une ville qui a toujours connu la violence ; il y a la cruauté extraordinaire de son assassinat ; et, en arrière-plan, le sentiment profond d'un changement inexorable d'ère historique. De plus il y a notre manque d'informations claires et précises sur elle, ce qui permet aux fabricants de légendes de remplir les lacunes comme ils veulent. Je voudrais maintenant revoir brièvement les preuves historiques dont nous disposons pour établir la vie et le caractère d'Hypatie. Les sources Nous ne disposons que de quatre sources principales. 1. La seule source primaire est Synésius. Natif de la ville de Cyrène en Libye, et fils d'une des premières familles de cette ville, Synésius fut inscrit comme étudiant d'Hypatie pendant quelques À la recherche d'Hypatie – 3 années durant les années 390. De toute évidence né et élevé chrétien, il n'était toutefois pas très dévot et sa véritable loyauté semble avoir été pour le néoplatonisme. Il fut néanmoins nommé, en 410, évêque de sa ville natale, nomination qu'il accepta à contrecœur et non sans une longue hésitation. Ce fut une période difficile pour son pays, car toute la région de la Libye inférieure était en train d'être envahie par des tribus berbères. L'importance de Synésius est liée au fait que la plupart de ses écrits ont survécu, dont 157 lettres. Parmi ces lettres, on en retrouve plusieurs qui sont adressées à Hypatie elle-même, et d'autres destinées à un certain nombre de ses anciens condisciples. Toutes ces lettres témoignent de la révérence impérissable que ressentirent Synésius et ses copains pour leur ancienne professeure. Malheureusement, Synésius mourut l'année avant le meurtre d'Hypatie, et donc notre témoin le plus important et le plus direct pour la vie d'Hypatie n'a rien à dire sur le moment le plus frappant de cette vie, celui de sa mort. Quoiqu'il en soit, toute hypothèse sur Hypatie doit s'accorder avec les textes de cet homme qui la connaissait bien et qui n'avait que de l'estime pour elle. 2. Socrate le Scholastique était un historien religieux vivant et travaillant à Constantinople durant les quelques décennies après la mort d'Hypatie. Dans son Histoire ecclésiastique, il nous raconte brièvement son caractère, son enseignement, son engagement dans la politique de la ville, et sa mort. Il est nettement favorable à Hypatie. Cela surprend à prime abord, car c'est un historien chrétien parlant d'une femme païenne. Mais la chose se comprend lorsque l'on sait que les Constantinopolitains avaient un certain dédain envers la rudesse et la violence des Alexandrins. Il termine son chapitre par une critique assez sévère du patriarche Cyrille et du comportement peu chrétien des chrétiens d'Alexandrie. Il rédige son histoire, bien sûr, vingt ou trente ans après les événements qu’il relate, et à une distance de 1000 km du lieu. D'autre part, il est situé dans la capitale de l'empire et l'on peut imaginer qu'il avait un accès facile aux documents de la curie. Voici ce qu'il dit sur le caractère d'Hypatie : Il y avait à Alexandrie une femme nommée Hypatie, fille du philosophe Théon, qui a si bien mené ses études qu'elle a devancé tous les philosophes de son époque ; elle a entrepris l'étude de la pensée de uploads/Histoire/ a-la-recherche-d-hypatie-john-thorp.pdf

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  • Publié le Jui 26, 2021
  • Catégorie History / Histoire
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