L’Indien dans les sociétés hispano-américaines coloniales. Pourquoi ce thème ?

L’Indien dans les sociétés hispano-américaines coloniales. Pourquoi ce thème ? D’un point de vue économique et social, je voudrais essayer de vous faire comprendre ce que c’est qu’une société coloniale, ce que cela signifie au quoti- dien qu’être dominé. En Amérique latine à l’époque coloniale, on avait un type d’oppression très différent d’une oppression de type social, comme celle des ouvriers dans les sociétés capitalistes, ou religieux, comme celle des juifs dans les sociétés chrétiennes ou musulmanes : je voudrais souligner la différence. J’essaierai aussi de montrer comment les Indiens ont réagi à l’oppression, de la résistance frontale au suicide et à la négation de soi, en passant par toutes les adaptations possibles et imaginables. D’un point de vue culturel, je vais essayer de poser la question de ce qui demeure et de ce qui change. Je cède la parole à Serge Gruzinski : « Comment naît, se transforme et dépérit une culture ? Comment produit-on et reproduit-on un environnement crédible dans des situations où des bouleversements politiques et sociaux, où les disparités des modes de vie et de pensée, où les crises démographiques semblent avoir atteint des seuils inégalés ? Com- ment, plus généralement, des individus et des groupes construisent-ils et vivent-ils leur rap- port au réel dans une société ébranlée par une domination extérieure sans précédent ? Ce sont des questions qu’on ne peut manquer de se poser à parcourir le terrain prodigieux que cons- titue le Mexique conquis et dominé par les Espagnols du XVIe au XVIIIe siècle. Non pour étancher une soif d’exotisme et d’archaïsme qui n’a rien de commun avec la démarche historique et anthropologique, mais pour mieux comprendre ce qu’a pu signifier l’expansion en Amérique de l’Occident moderne ». La réflexion « cherche[ra] moins à pénétrer les mondes indigènes pour en exhumer une “authenticité” miraculeusement préservée ou irrémé- diablement perdue qu’à prendre la mesure sur trois siècles d’un processus d’occiden ta li - sation » — en effet, l’histoire que je vais vous raconter est bien, pour l’essentiel, celle d’une occidentalisation, y compris dans le cadre des (sub)cultures qui se revendiquent aujourd’hui encore comme indigènes. Si toute tradition « recouvre une reconstitution et une déperdition de tous les instants » (Gruzinski), ce qu’il y a d’indien aujourd’hui en Amérique latine est bien ce qui a émergé d’une catastrophe d’une ampleur et d’une soudaineté sans pareilles dans l’histoire : mais il ne faut pas oublier que nous sommes tous le résultat de destructions successives — que nous reste-t-il des Gaulois ? De nos ancêtres qui peuplaient la France avant les Gaulois ? Jean-Pierre Minaudier. Lycée La Bruyère, Versailles, février 14, 2012. Indiens.1 « Rupture irrémédiable, car on ne sait même pas avec quoi on a rompu »1. L’Indien n’est plus aujourd’hui ce qu’il était en 1492 : il est aujourd’hui parmi les plus chrétiens des Américains, ses costumes « traditionnels » sont souvent aussi récents que pittoresques. Les cultures indiennes d’aujourd’hui ne sont qu’en continuité très partielle avec celles d’avant 1492, ne serait-ce que parce que tout ce qui était culture urbaine, raffinée, nobiliaire, a disparu corps et biens (ne restent que des paysans pauvres) ; elles sont le fruit de synthèses élaborées à l’époque coloniale et par la suite, et leur évident conservatisme actuel n’est pas entièrement fait d’héritages précolombiens : bref, même l’identité « indigène » est issue de la Conquête . Cela commence du reste par ce mot d’« indigène » ou d’« Indien », issu d’une erreur géogra- phique commise par les premiers conquérants : par définition, il ne pouvait y avoir de mot équivalent dans les langues d’Amérique avant 1492, car les populations de ce continent n’avaient alors à se définir ni par rapport à des non-Américains, ni par opposition à des « Créoles », des « métis », des « Blancs » et des « Noirs », et car elles n’avaient aucune cons- cience globale d’elles-mêmes : les différentes ethnies ou groupes d’ethnies étaient séparées par des gouffres infranchissables au niveau des modes de vie (sédentaires contre nomades notamment) et des valeurs, et se vouaient des haines inexpiables. L’idée d’un « peuple indien » solidaire face aux agressions est par définition plus récente — en réalité, elle date essentiellement des indigénismes du XXe siècle2. Qu’est-ce qu’une identité, du reste ? Le cas de l’Équateur contemporain est révélateur des différentes définitions qu’on peut donner du concept d’« identité indienne », ou plutôt de plusieurs dimensions de cette identité qui ne correspondent que très partiellement entre elles3 : - selon une définition raciste, génético-physique, environ 90% des 1 G. Hyvernaud, « Leur terre et leurs morts », in Lettre anonyme. 2 J’appelle indigénisme l’ensemble des idéologies qui, depuis 1920 environ, ont inversé le mépris sécu- laire des Blancs et des métis pour les Indiens, et ont au contraire valorisé positivement l’indianité. Ces idéologies vont de pair avec un regret de la Conquête, perçue comme une catastrophe, et de ses conséquences, perçues comme essentiellement négatives, et avec la revendication d’une continuité (souvent imaginaire) avec le passé précolombien, une nostalgie de ce passé (idéalisé) et parfois même un programme de retour à ce passé. Ce qui s’accompagne parfois, notamment chez les intellectuels indigénistes blancs ou métis, d’un mépris de soi (ou d’une schizophrénie quant à sa part « blanche » : on entend des gens qui ont manifestement du sang blanc dire «les Espagnols nous ont conquis » !). Dans certains cas extrêmes comme la guérilla du Sentier Lumineux au Pérou dans les années 1980, il s’agissait carrément d’expulser tous les non-Indiens du pays… L’indigénisme s’est teinté de socialisme marxisant dans les années 1960-1970 (c’était la mode), avec des relectures assez saugrenues du passé précolombien (il fut question du « communisme primitif » des Incas ou de l’utopie communiste des réductions jésuites du Paraguay…), mais c’est un accident de l’histoire : l’indigénisme est structurellement bien plus proche des nationalismes européens, voire d’un certain racisme européen inversé (vous pouvez lire à ce propos le livre de Mario Vargas Llosa sur l’écrivain péruvien Arguedas, cité plus bas en note). Enfin, il faut signaler qu’en général l’indigénisme est une idéologie de la classe moyenne blanche et métisse, ainsi que de l’intelligentsia qui généralement est blanche, bien plus que des Indiens eux-mêmes, généralement peu politisés et toujours en retard d’une modernisation intellectuelle comme j’essaierai de le montrer. 3 Le passage qui suit s’inspire, en partie de mémoire, d’un article de The Economist paru vers 2005. Jean-Pierre Minaudier. Lycée La Bruyère, Versailles, février 14, 2012. Indiens.2 Équatoriens ont « du sang indien » et ça se voit (mais selon une définition raciste radicale, où l’Indien est celui qui a 100% de sang indien, presque per- sonne n’est indien en Équateur) ; - selon une définition par le mode de vie paysan traditionnel, envrion 50% des Équatoriens sont indiens (mais leurs techniques agricoles « archaï- ques » ne sont pas toutes très précolombiennes, dans pas mal de cas on a plutôt l’impression d’être en Espagne au XIXe siècle…) ; - il n’y a plus vraiment en Équateur de définition juridique de l’Indien, c’est-à-dire que les Équatoriens n’ont pas la mention « Indien », « Blanc » ou « métis » inscrite sur leur carte d’identité, avec des obligations et des privilèges afférents — mais ce fut le cas à l’époque coloniale, et encore aujourd’hui les non-Indiens jouissent de nombreux privilèges de fait4. Je n’ai pas trouvé de chiffres précis : on peut estimer que 25 à 30% des Équatoriens ressortent juridi- quement d’une communauté indienne, mais ils perdent leur lien juridique avec elle quand ils s’installent en ville (les communautés indiennes sont toutes des villages ou des morceaux de villages, sauf dans le cas particulier des ethnies nomades d’Amazonie) ; - tout le monde ne parle pas de langues indiennes dans les communau- tés indiennes, et par ailleurs il y a des indianophones hors des communautés. Selon une définition par la langue on tombe à 17% de la population (selon le site Ethnologue), un pourcentage en baisse rapide depuis une génération ; - enfin, il y a le critère le moins discutable, celui de l’auto-définition : 4 Cela dit, depuis quelques décennies la plupart des pays d’Amérique Latine reconnaisseent officielle- ment les communautés indiennes avec leurs autorités propres, et leur accordent un statut qui les protège un peu. De ce fait, on peut parler d’un retour à une définition juridique de l’Indien. En Colombie, tout s’est joué au début des années 1990, lorsque les gens ont eu à se déclarer indiens, noirs ou « autres » dans le cadre de la mise en place de nouvelles institutions en 1993. Aujourd’hui, pour la première fois depuis 500 ans il peut être rentable d’être Indien dans ce pays, : ainsi il y a des quotas en leur faveur dans les universités, et les études supérieures leur sont gratuites — attention quand même : ces quelques privilèges n’annulent pas les discriminations socio- économiques, qui subsistent. Dans la partie andine du département colombien de Nariño, que je connais bien, tout le monde est uploads/Histoire/ cours-indiens 1 .pdf

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  • Publié le Jan 17, 2022
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
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