1 Article publié dans la revue Europe, « Écrire l’extrême », sous la direction

1 Article publié dans la revue Europe, « Écrire l’extrême », sous la direction de Pierre Bayard, juin-juillet 2006, p. 178-190. « L’image absente. L’écriture de l’oubli dans trois films d’Artavazd Pelechian » par Emmanuelle André Aux questions qui taraudent les œuvres issues de l’extrême violence, renvoyant nécessairement à un ici et un maintenant, trois films répliquent singulièrement, qui définissent un territoire théorique, entre le déplacement radical opéré par la fiction pour traiter du génocide et le recours à la force brute du document, dans cette région bien singulière de l’entre-deux de la métaphore et de la référence. Parmi la dizaine de courts et moyens métrages réalisés par le cinéaste arménien Artavazd Pelechian selon des partis pris de mise en scène manifestes – refus de la narration classique et de l’acteur au profit d’un traitement récurrent de l’image d’archive et de la composition sonore, musicale et non verbale, – Au début (1967, 10 mn), Nous (1969, 24 mn) et les Habitants (1970, 10 mn) renvoient à des actes de terreur sans pour autant référer aux événements représentés. Ils s’approprient ainsi la question du contexte des œuvres en la déplaçant par une série d’allers et retours entre l’appel à la référence et son déni dans un jeu qui désoriente le regard et conduit à un vacillement perspectif du point de vue historique. Le contexte hors de lui Le trajet qui s’effectue vers la décontextualisation des images d’archives se manifeste tout d’abord par l’absence de tout renseignement : aucune datation, élément scriptural ou autre type d’informations, rien aux génériques, d’ailleurs très succincts, qui permette d’identifier précisément les faits. C’eût été d’autant plus utile que le matériel d’archives 2 utilisé dans les deux premiers films renvoie à des scènes historiques séparées dans le temps ; Nous, précise Pelechian, « comprend la chronique de guerre française, allemande et anglaise1 ». Si les films ne situent pas les événements, en revanche Au début s’applique à multiplier les référents : la révolution russe, l’avènement du communisme, la montée du nazisme, la Libération, plusieurs épisodes des guerres coloniales, la bombe atomique ensuite, enfin des émeutes raciales aux États-Unis et des fragments de la guerre au Vietnam. Mais la démarche est ambiguë car, alors même que des images contiennent les symboles d’un épisode traumatisant de l’histoire du XXe siècle (l’enterrement de Lénine, le salut hitlérien…), qui facilitent la datation, d’autres sont rendues méconnaissables par une retouche de l’image, principalement réalisée par un gommage partiel de la composition du champ, des effets de grossissements et de flous ou encore un enchaînement très rapide des plans, de sorte que les images d’oppressions et de mort violente, distinguées des grands mouvements de fuite, sont rapportables à n’importe lequel de ces moments. Inversement, le caractère anecdotique de plusieurs extraits ôte leur pertinence à d’autres gestes, dont l’intention est ainsi vidée de toute signification historique – un cosaque tombe de sa monture, le maréchal Joffre sort d’un véhicule, sans que l’on sache où, ni quand, ni pourquoi. Et, bien qu’Au début soit dédié au 50e anniversaire de la Révolution d’Octobre, le montage renvoie les événements les uns aux autres par un télescopage de foules en fuite qui crée une dynamique entre les plans et provoque l’impression très vive d’un enchaînement spatial et temporel des mouvements révolutionnaires, soudainement liés par d’étranges liens de causalité. Bref, d’un côté, des faits marquants et marqués, de l’autre, un effacement des signes, auquel s’ajoute, dans Au début et dans Nous, l’emploi d’images génériques, dégagées de tout rattachement événementiel net : précipitations des masses, femmes en pleurs, hommes travaillant la terre. Les plans de paysage sur la montagne au début et à la fin de Nous sont symptomatiques de cette délocalisation perpétuelle, géographique cette fois, car ce probable mont Ararat figuré en plan d’ensemble, évoque tout aussi bien le mont Fuji des estampes japonaises que Monument Valley ou la montagne Sainte-Victoire pour apparaître finalement comme l’archétype de la montagne. De tels décrochages par rapport à la réalité sont pléthore, alors que des actes de barbarie sont scrupuleusement décrits – près d’un corps en feu, la foule devient magma informe de silhouettes noires et blanches – l’expérience la plus frappante de ce décollement de la réalité étant la grande entreprise métaphorique des Habitants, 1 « Le montage à contrepoint ou la théorie de la distance », Trafic, n° 2, printemps 1992, p. 94. 3 entièrement monté à partir de plans animaliers. Les films insistent ainsi sur des gestes universels qui rapportent tous les événements traumatiques à des conséquences identiques de désastre pour la population, fût-elle animale : « le choix du matériel – précise Pelechian – était déterminé par sa résonance imagée, sa capacité à suggérer une généralisation2 ». Cette curieuse association des archives et de leurs référents d’une part, de la mise à distance de la réalité d’autre part, aboutit alors à la description des causes et des effets mélangés d’un méta- génocide, revendiquée par le cinéaste (« J’ai cherché à exprimer le caractère intolérable de toute animosité nationale, de tout génocide3 »), là où les compatriotes du cinéaste attendaient plutôt une œuvre sur l’épisode arménien4. À ce premier mouvement d’évidement de la signification, d’autant plus frappant si l’on considère le génocide arménien comme emblématique, s’ajoute un détour par une autre contextualisation, selon trois voie ou trois horizons : cinématographique, biblique et mythique. • Horizon cinématographique. Ces œuvres s’inscrivent dans la tradition des films de montage russe des années vingt dont elles reprennent une expérience rythmique et un imaginaire de la foule. Refait surface dans Au début la notion eisensteinienne de « montage rythmique5 » fondée sur l’idée que le rythme ne dépend pas seulement de la durée des plans mais aussi de leurs contenus. Ici, les mouvements ne cessent de se répondre selon des axes verticaux, horizontaux et diagonaux, vers le fond et vers l’avant de l’image. Ailleurs, des souvenirs de films émergent, telles des images obsédantes. Dans Au début, la statue menace de tomber parce qu’elle fait écho à la chute fragmentée d’Alexandre III dans Octobre (Eisenstein, 1927). Dans Nous, le zigzag humain sur le flanc d’une montagne rappelle brutalement la procession du peuple russe derrière le visage en gros plan d’Ivan le Terrible (Eisenstein, 1945), tandis que les bras des hommes au travail évoque la célébration érotique de l’effort des Dieux du Stade (Riefenstahl, 1938). 2 Ibid., p. 95. 3 Ibid., p. 94. 4 On a reproché au cinéaste d’avoir trop insisté sur le rappel du massacre des Arméniens par les Turcs – ce qui ne manque pas de surprendre, tant les faits sont noyés dans une masse d’informations. Il s’agirait plutôt de réintroduire le génocide arménien qui a causé plus d’un million de victimes au sein d’une histoire dont il a longtemps été exclu. Faut-il rappeler l’échec de sa reconnaissance par le Sénat américain en novembre 2000 et sa récente reconnaissance française (janvier 2001). 5 « Méthodes de montage » (1929), Le Film : sa forme, son sens, trad. fr., Paris, Christian Bourgois Éd., 1976, p. 65. Le commentaire d’Eisenstein est fameux : dans la célèbre séquence des escaliers d’Odessa du Cuirassé Potemkine, les événements montrés dans le champ contredisent la “ métrique ” des changements de plans. 4 • Horizon biblique L’image récurrente de l’homme et du mouton traverse l’œuvre de Pelechian (présente dans Nous, elle ouvre aussi les Saisons), au point qu’il est difficile de ne pas lui associer l’histoire du berger divin et des brebis égarées ou celle du sacrifice d’Isaac remplacé par celui d’un agneau6. Le mont Ararat a une histoire chargée puisque sur ses hauteurs se sont réfugiés Noé et les animaux, dont la précipitation habite les Habitants. Quant au plan répété dans Nous de l’homme gravissant la montagne en lui soutirant des blocs de pierre, elle est faite du souvenir de Moïse recevant les tables de la loi sur le mont Sinaï, ou encore peut-être d’Atlas soulevant le monde. • Horizon mythique Fondé sur un jeu savant de répétitions et de variations motiviques, visuelles et sonores, le montage des films, qui suggère l’éternel retour des événements renvoie aussi au mythe, présent en creux sous les images de guerre et d’oppression. Le visage de l’enfant qui ouvre Nous et revient à mi chemin en un plan long, souligné par un accord sonore très sourd, ressemble étrangement à celui d’un Indien, fatalement hollywoodien, à moins qu’il ne s’agisse d’un enfant sauvage, en quête d’une nature originelle ou d’une divinité grecque perchée sur le mont Olympe. Les animaux aux regards si expressifs, trop humains pour ne pas être des dieux, seraient les seuls Habitants à régner sur le monde d’avant ou d’après la civilisation, résistant en un dernier élan à une ultime répression. Les films sont ainsi portés d’un côté par une délocalisation des événements, de l’autre par une re-contextualisation déjà fictionnelle (le cinéma, la bible, le mythe) car entre ces deux bords opposés de la référence surgit une mise hors de lui du contexte – la « mise » renvoyant non pas seulement à la « mise en scène » mais uploads/Histoire/ andre-emmanuelle-l-x27-imagen-absente.pdf

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  • Publié le Jan 15, 2021
  • Catégorie History / Histoire
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