Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences rel

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses Résumé des conférences et travaux 124 | 2017 2015-2016 Histoire des théologies et des philosophies de l’Occident médiéval Atomisme et théologie au Moyen Âge Aurélien Robert Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/asr/1626 DOI : 10.4000/asr.1626 ISSN : 1969-6329 Éditeur Publications de l’École Pratique des Hautes Études Édition imprimée Date de publication : 1 septembre 2017 Pagination : 263-260 ISSN : 0183-7478 Ce document vous est offert par Casa de Velázquez Référence électronique Aurélien Robert, « Atomisme et théologie au Moyen Âge », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses [En ligne], 124 | 2017, mis en ligne le 04 juillet 2017, consulté le 25 novembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/asr/1626 ; DOI : https://doi.org/10.4000/asr. 1626 Tous droits réservés : EPHE Annuaire EPHE, Sciences religieuses, t. 124 (2015-2016) Histoire des théologies et des philosophies de l’Occident médiéval Aurélien RobeRt Chargé de conférences Atomisme et théologie au Moyen Âge C omment se fait-il que des théologiens médiévaux reprennent à leur compte l’idée antique selon laquelle le monde est composé d’atomes ? C’est la ques- tion à laquelle ce séminaire tente de répondre, en cherchant à comprendre les rai- sons de cette renaissance de l’atomisme au Moyen Âge. À partir d’un ensemble de textes latins ou traduits en latin, de la fin de l’Antiquité jusqu’au xiie siècle, nous avons tenté de montrer que la matrice de cet atomisme médiéval est à chercher dans la tradition pythagoricienne et platonicienne. Cette philosophie antique, fort différente de celle des atomistes Démocrite et Épicure, fut d’abord relayée par l’Institution arithmétique de Boèce, adaptation latine du texte éponyme de Nico- maque de Gérase, puis progressivement transformée à partir du xiie siècle. Mal- gré les arguments d’Aristote contre l’atomisme, de nombreux penseurs, comme Guillaume de Champeaux et Pierre Abélard au xiie siècle, Robert Grosseteste et Richard Fishacre au xiiie siècle, reformulèrent cette lecture mathématique de Pla- ton dans un contexte théologique pour expliquer la création du monde. L’atomisme, c’est-à-dire la théorie selon laquelle le monde est composé d’atomes, est généralement associé au matérialisme (Démocrite, Épicure) et à la critique de la religion (Lucrèce). Dans un tel système, où le monde résulte du choc fortuit des atomes dans le vide, le seul discours théologique possible consiste à refuser toute idée de providence divine, ainsi que toute vie après la mort. Les Dieux sont donc pensés comme indifférents aux affaires humaines, occupés à d’autres choses dans un arrière-monde qui ne communique pas avec nous. Comment comprendre, dans ces conditions, le retour de l’atomisme en Occident chez plusieurs théologiens chré- tiens entre le xiie et le xive siècle, c’est-à-dire plusieurs siècles avant la traduction latine des Lettres d’Épicure transmises par Diogène Laërce et la diffusion renou- velée du De natura rerum de Lucrèce par l’humaniste Poggio Bracciolini ? Telle est la question principale que nous avons abordée dans ce séminaire. La renaissance de l’atomisme dans l’Occident médiéval est un phénomène connu de longue date, depuis les travaux pionniers de Pierre Duhem, Alexandre Koyré ou Anneliese Maier, et les travaux plus récents de John Murdoch, un élève Résumés des conférences (2015-2016) 254 d’Alexandre Koyré1. Rares sont cependant les études qui se penchent sur les rap- ports qui unissent cette doctrine au contexte théologique dans lequel elle se déve- loppe au Moyen Âge. Pourtant, force est de le constater, les défenseurs de l’atome à cette époque sont très majoritairement des théologiens de métier et, à partir du xiiie siècle, leurs arguments se trouvent essentiellement dans des textes de nature théologique, au détour de discussions sur la création et l’éternité du monde, sur la nature des anges ou encore l’intensité de la grâce. Ce lien est-il fortuit ? Les phi- losophes des facultés des arts, contraints par l’exercice du commentaire aristoté- licien, ne pouvaient-ils pas se détacher du Stagirite pour défendre une physique atomiste ? Il s’agissait donc se s’interroger sur l’inscription de cet atomisme dans les débats techniques qui agitaient les écoles puis les facultés de théologie des universités médiévales. De ce point de vue, une première voie pouvait être suivie, qui consiste à rap- procher les penseurs latins des théologiens de langue arabe dans la tradition du Kalam. Car la possibilité théorique d’une théologie atomiste non matérialiste et providentialiste a déjà fait l’objet de fines analyses pour ce qui concerne les pro- ductions doctrinales de langue arabe, musulmanes et juives, du ixe au xiie siècle2. Dans ce contexte, l’atomisme constitue un outil conceptuel au service d’options théologiques fondamentales relatives à la nature de la création du monde ou à la liberté humaine. Bien que les contextes latin et arabe soient fort différents, on a parfois supposé que ce retour de l’atomisme en Occident, particulièrement fort au xive siècle, était probablement l’effet de la réception de ces débats par l’intermé- diaire des traductions latines d’Avicenne, al-Ghazzali et Maïmonide. Il va de soi que la lecture de ces auteurs, très hostiles à l’atomisme du Kalam, eut un effet sur certains débats dans le monde latin. Un Thomas d’Aquin ne critiquait-il pas ouver- tement les conséquences occasionnalistes et déterministes de cet atomisme (Dieu créé les composés atomiques et les maintient dans l’être à chaque instant) ? Mais, précisément, à notre connaissance, aucun théologien ne reprend à son compte cet occasionalisme, tandis que, sur le plan philosophique, certains défendent un ato- misme très proche de celui des théologiens musulmans, c’est-à-dire un atomisme mathématique (les atomes sont comparés à des points et à des unités) qui suppose l’existence d’une structure géométrique et arithmétique du monde créé. Dans ce séminaire, nous avons toutefois choisi de suivre une autre voie, celle d’une généalogie commune aux deux traditions, de langue arabe et latine, en remon- tant aux sources grecques qui ont pu leur servir de point de départ. L’hypothèse que nous avons formulée est la suivante : ces théologies atomistes, musulmanes comme chrétiennes, reprennent en réalité un modèle néo-pythagoricien et platoni- cien dont on trouve l’expression la plus forte chez le philosophe et mathématicien 1. On trouvera une bibliographie dans C. GRellaRd, A. RobeRt (dir.), Atomism in Late Medieval Philosophy and Theology, Leyde-Boston 2009. 2. Voir par exemple A. dhanani, The Physical Theory of Kalam., Leyde-New York-Cologne 1994. Aurélien Robert 255 grec Nicomaque de Gérase3. Ceci explique pourquoi cet atomisme médiéval n’a rien à voir avec celui de Démocrite, Épicure ou Lucrèce, et pourquoi il peut s’ins- crire dans une perspective théologique réintroduisant l’atome dans une physique finalisée, providentielle et non matérialiste. Car cet atomisme, d’origine mathé- matique, servait principalement d’outil pour penser la création du monde sur le modèle du Timée de Platon. Pour le dire en quelques mots, là où Platon considé- rait que la matière avait été organisée par le Démiurge selon un plan géométrique et était ultimement constituée de figures géométriques minimales, l’interprétation néo-pythagoricienne proposait de résoudre ces figures géométriques en lignes, puis en points indivisibles, ces derniers étant considérés comme les unités ultimes de la réalité et identifiés à des atomes, c’est-à-dire aux entités ultimes et indivisibles qui composent le monde. Au Moyen Âge, les Latins vont donc se servir de cet atomisme pour assurer leur doctrine de la création inspirée dans ses grandes lignes par Augustin, lui- même redevable de l’analyse platonicienne. Plus lointainement, l’atomisme ser- vira aussi à maintenir un écart infranchissable entre l’infinité divine et le monde créé, ce dernier pouvant être décrit en termes d’unités, de points et d’atomes. De ce point de vue, les atomistes médiévaux trouvaient un leitmotiv dans le Livre de la Sagesse (XI, 21) : Dieu a tout disposé en nombre, poids et mesure. Ce cadre conceptuel étant fixé, il devient possible de suivre à la trace l’évolution et les trans- formations de cette matrice de thèses et d’arguments sur le temps long, de Boèce au ve/vie siècle jusqu’à Jean Wyclif et Marco Trevisano à la toute fin du xive siècle. Durant cette première année de séminaire, nous nous sommes concentrés sur la première période de cette histoire, de l’Antiquité tardive au début du xiiie siècle. 1. L’atome et la providence Dans un premier temps, nous nous sommes intéressés aux critiques de l’atomisme chez des auteurs comme Cicéron ou Galien, qui ont eu une influence considérable jusqu’au Moyen Âge, et chez quelques Pères de l’Église, comme Lactance et Augus- tin. Le but de ce premier parcours était de montrer que ces critiques concernent surtout la négation de la providence et l’absence de téléologie dans la nature, mais aussi le matérialisme (et donc la mortalité de l’âme), ainsi que l’hédonisme qui l’accompagne. En revanche, la notion même d’atome n’est jamais attaquée. Il ne s’agit jamais de dire qu’il est impossible qu’il y ait dans la nature des entités indi- visibles qui la constituent ontologiquement. De là, nous avons tenté de montrer 3. Nous avons seulement suivi la réception de cet auteur en Occident, mais il était connu et com- menté par les philosophes arabophones. Sur la réception de son arithmétique, voir notamment G. FReudenthal, « L’Introduction arithmétique de Nicomaque de Gérase dans les traditions uploads/Histoire/ atomisme-et-the-ologie-au-moyen-a-ge.pdf

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  • Publié le Oct 23, 2021
  • Catégorie History / Histoire
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