VIOLENCES EXTRÊMES DE COMBAT ET REFUS DE VOIR Stéphane Audouin-Rouzeau ERES | R

VIOLENCES EXTRÊMES DE COMBAT ET REFUS DE VOIR Stéphane Audouin-Rouzeau ERES | Revue internationale des sciences sociales 2002/4 - n° 174 pages 543 à 549 ISSN 0304-3037 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-internationale-des-sciences-sociales-2002-4-page-543.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Audouin-Rouzeau Stéphane, « Violences extrêmes de combat et refus de voir », Revue internationale des sciences sociales , 2002/4 n° 174, p. 543-549. DOI : 10.3917/riss.174.0543 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 06/06/2013 09h12. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 06/06/2013 09h12. © ERES Stéphane Audouin-Rouzeau RISS 174/Décembre 2002 Pour tenter d’introduire ce sujet – de l’introduire d’un peu trop loin peut-être –, on évoquera le choix radical effectué à New York en 1995 par le photographe Alfredo Jaar, lors d’une exposition de ses photos du génocide rwandais : celles-ci n’étaient tout simplement pas visibles, car l’ar- tiste les avait enfermées dans des boîtes noires absolument opaques. Seules les légendes res- taient offertes au regard des visiteurs. Cette posture ne pourrait-elle pas être rap- prochée de celle de bien des spécialistes des sciences ? James Lucas, dans un ouvrage datant de la fin des années 1970 et portant sur la guerre à l’Est entre 1941 et 1945, écrivait en introduc- tion cette phrase révélatrice : « Cette animosité mutuelle [entre Soviétiques et Alle- mands] a produit des deux côtés des actes d’une nature si atroce que je les ai délibé- rément exclus. » (Lucas, 1979, IX). Au moins « l’ou- bli » volontaire de la vio- lence de combat par l’auteur a-t-elle ici le mérite de constituer un choix parfaite- ment conscient, ce qui n’est que rarement le cas parmi la plupart des spécia- listes de la guerre appartenant au champ des sciences sociales. Les historiens, mieux connus par l’auteur de ces lignes, se sentiront ici particu- lièrement visés. On aura compris que, volontaire ou non, conscient ou inconscient, ce choix du refus de voir, qui entraîne celui du refus d’analyser, n’est pas le nôtre : nous voudrions au contraire essayer de montrer à quel point une anthropologie historique du combat reste nécessaire. En privilégiant, dans le cadre de cet article, l’aire occidentale et l’époque contemporaine, c’est un projet de dévoilement et d’analyse de la violence extrême que nous vou- drions défendre : celle de la violence des combats et des combattants, à la fois victimes et acteurs de cette violence. La saisie d’un tel objet d’étude exige sans doute, à la date où ces lignes sont écrites, qu’on établisse au préalable sa légitimité. Là où l’historiographie anglo-saxonne paraît peu entravée sur le sujet de la vio- lence de combat – on songe notamment aux travaux pion- niers de John Keegan (1993), de Victor-Davis Hanson (1990), de Paul Fussell (1992) voire à ceux d’Omer Bartov (1999) –, l’historio- graphie française offre le cas inverse d’une violence de combat déréalisée. Le constat, il est vrai, vaut sur- tout pour la période contem- poraine (Chaline, 1999), et le paradoxe est d’autant plus frappant que les XIXe et XXe siècles ont été caractéri- sés, précisément, par l’émer- gence d’une violence de combat sans précédent. La conséquence d’un tel évitement – qui semble confiner ici au déni – est simple : nous restons très largement privés de connaissances minimales sur cet aspect spécifique de l’activité guerrière telle qu’elle s’est déployée au sein des sociétés occi- dentales au cours des deux derniers siècles. Pourquoi ? Tout se passe en fait comme si le déplacement de la pointe de la violence de guerre Stéphane Audoin-Rouzeau est profes- seur d’histoire contemporaine à l’uni- versité d’Amiens et co-directeur du Centre de recherche de l’Historial de la Grande Guerre (Péronne-Somme). Ses travaux portent essentiellement sur le premier conflit mondial et sur l’an- thropologie historique de la violence de champ de bataille aux XIXe et XXe siècles. Sur la violence de guerre, il a publié notamment : 14-18. Les com- battants des tranchées, Paris, Armand Colin, 1986 [traduction anglaise : Men at War, 1914-1918, Berg, 1992]. L’en- fant de l’ennemi, 1914-1918. Viol, avortement, infanticide pendant la Grande Guerre, Paris, Aubier, 1995. En collaboration avec Annette Becker : 14-18. Retrouver la Guerre, Paris, Gallimard, 2000. E-mail : Stephane.audoin-rouzeau@wanadoo.fr Violences extrêmes de combat et refus de voir Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 06/06/2013 09h12. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 06/06/2013 09h12. © ERES Stéphane Audouin-Rouzeau vers les populations désarmées (civils, prison- niers) – phénomène caractéristique de la seconde guerre mondiale et des conflits de la seconde moitié du XXe siècle –, avait entraîné dans son sillage l’historiographie elle-même. Avec le conflit de 1939-1945 en effet, le phénomène de totalisation de la guerre – déjà perceptible au cours de la Grande Guerre – est venu inverser le rapport entre les pertes sur le champ de bataille et les pertes infligées aux populations désarmées, là où ce même rapport jouait encore massivement en faveur des secondes en 1914-1918. On sait le rôle joué par le système concentrationnaire nazi et l’extermination des communautés juives dans ce processus. Le tropisme historiographique de la violence exercée à l’encontre des populations civiles sans défense s’est imposé presque sans partage à la suite de cet immense basculement. Il ne s’agit nullement ici de contester le bien- fondé de l’étude de la violence extrême infligée aux populations désarmées par les populations en armes, qui a suscité tant de travaux à la fois néces- saires et remarquables. Mais on peut s’interroger sur l’aspect tronqué de toute démarche portant sur la guerre et qui exclurait de son champ de préoc- cupations la violence des hommes armés entre eux. La violence de combat constituerait-elle une sorte d’invariant de l’activité guerrière, invariant que l’on pourrait se dispenser de dévoiler, de décrire, d’analyser ? Serait-elle en quelque sorte une don- née de fait face à laquelle le spécialiste des sciences sociales, et l’historien notamment, n’au- rait tout simplement rien à dire et pourrait dès lors se dispenser d’intervenir ? Nous ne le pensons pas, et il faut regretter ici que l’historiographie du com- bat se soit trouvée largement abandonnée, et depuis longtemps, à des historiens dits « mili- taires », de niveau souvent médiocre ; curieuse- ment ces derniers, quoique militaires eux-mêmes, bons connaisseurs des armes et parfois de la guerre, ont parfois davantage contribué que les his- toriens « civils » à aseptiser l’historiographie du combat. N’est-il pas frappant, à cet égard, de constater à quel point les grandes leçons d’un Marc Bloch ont été peu retenues ? Ce dernier fut un prodigieux historien du combat, pendant la pre- mière guerre mondiale et à nouveau lors du conflit suivant. Mais curieusement, son œuvre n’est jamais lue sous cet angle ; L’étrange défaite, en particulier, fait généralement l’objet d’une lecture qui fait bon marché de la comparaison entre les deux expériences de violence traversées par l’his- torien (1990, 1997). Ainsi se trouve-t-on confronté à un véritable refus de voir de type historiographique, un refus de voir nullement assumé de manière réfléchie, et c’est là tout le problème. Un jugement très dur d’Alain Corbin sur le « refus des paroxysmes » (Corbin, 1991) dans la discipline historique s’ap- plique parfaitement au paroxysme guerrier et, pour être plus précis, au paroxysme de combat au sein du phénomène guerrier. Ce refus doit-il faire l’objet d’une analyse en soi ? On pourrait suggérer qu’il s’adosse souvent à un soupçon jeté sur celui qui tente d’approcher de tels sujets. On semble redouter la fascination que ces derniers pourraient exercer sur le cher- cheur, on craint les difficultés de la mise à dis- tance de l’objet, les obstacles dressés devant les exigences de la neutralité scientifique. On met l’accent sur la contradiction toujours possible entre les objectifs de la recherche et les soucis éthiques censés soutendre celle-ci. N’est-ce pas, au moins en filigrane, le péril de voyeurisme dont on paraît se méfier, la jouissance toujours pos- sible face au spectacle de la violence et de son érotisation ? L’étude de la violence de combat se situerait-elle du côté de l’exhibitionnisme, de l’obscénité, voire de la perversité toujours à redouter de la part de celui qui la dévoile, par la parole ou par l’écriture ? Auquel cas, le refus de voir s’adosserait à une posture implicitement moralisatrice. Sans doute cette dernière pourrait- elle être défendue, mais uploads/Histoire/ audouin-rouzeau-stephane-violences-extremes-de-combat-et-refus-de-voir.pdf

  • 35
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Nov 21, 2021
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
  • Taille du fichier 0.2293MB