Monsieur Pierre Vidal-Naquet Le chasseur noir et l'origine de l'éphébie athénie

Monsieur Pierre Vidal-Naquet Le chasseur noir et l'origine de l'éphébie athénienne In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 23e année, N. 5, 1968. pp. 947-964. Citer ce document / Cite this document : Vidal-Naquet Pierre. Le chasseur noir et l'origine de l'éphébie athénienne. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 23e année, N. 5, 1968. pp. 947-964. doi : 10.3406/ahess.1968.421981 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1968_num_23_5_421981 ÉTUDES Le chasseur noir et l'origine de l'éphébie athénienne* Avant et plus encore après la découverte de la Constitution d'Athènes, il y a eu une querelle de l'éphébie athénienne. Ce « service militaire » de deux ans, décrit par Aristote au chapitre 42 de son manuel, est-il une création entièrement artificielle de la politique de Lycurgue (thèse de Wilamowitz) ou au contraire une institution d'origine ancienne, voire très archaïque, que les savants du xixe siècle comparaient à la cryptie ? La querelle est aujourd'hui vieillie, et, après les découvertes et les analyses de ces trente dernières années, on se met aisément d'accord sur deux points x. 1° Personne n'admettra que l'éphébie du temps de Lycurgue soit une institution ancienne dans tous ses détails. L'homme politique athénien régularise et rationalise ce qui pouvait exister avant lui. 2° On admet aussi que l'éphébie trouve ses racines dans des pratiques anciennes d'apprentissage par les jeunes gens de leur futur rôle de citoyens et de pères de famille, bref de membres de la communauté. A peine est-il besoin de rappeler le rôle que l'ethnologie comparée a joué dans cette découverte des initiations antiques. C'est déjà sur elle que s'appuyait, dès 1913, Henri Jeanmaire 2. Un peu plus tard, P. Roussel commentait en ces termes une indication d'Aristote. On sait que les éphèbes « ne peuvent ester en justice ni comme défendeurs, ni comme * Cet article a fait l'objet de deux exposés récents, à Г Association pour Г encourage ment des études grecques, le 6 février 1967 (résumé dans la Rev. Et. Gr., 1967, pp. xxx- xxxi), et à la Cambridge Philological Society, le 15 février 1968. Une version anglaise paraîtra dans les Proceedings de cette société. Le lecteur voudra bien considérer cet article comme la première esquisse d'un travail en cours. 1. Sur cette querelle, cf. U. von Wilamowitz-MoelIíEndokf, Aristoteles und Athén, Berlin, 1893, I, pp. 193-194 ; L. Robert, Études épigraphiques et philologiques, Paris, 1938, pp. 297-307 (avec le texte officiel du serment éphébique) ; H. Jeanmaire, Couroi et Courètes, Lille et Paris, 1939 ; C. Pélékidis, Histoire de Véphébie attique, Paris, 1962 (avec une bibliographie complète) ; H. I. Marrou, Histoire de Véducation dans V Antiquité*, Paris, 1964, pp. 163-168, 521-522, 539-544 ; P. Vidal-Naquet, « La tra dition de l'hoplite athénien » in Problèmes de la guerre en Grèce ancienne (sous la direc tion de J. P. Vernant), Paris, 1968, pp. 161-181, part. pp. 176-181. 2. « La cryptie lacédémonienne », Rev. Et. Gr., 1913, pp. 121-150. 947 Annales (23e année, septembre-octobre 1968, n° 5) i PIERRE VEDAL-NAQTJET demandeurs, excepté lorsqu'il s'agit de recueillir une succession, une fille épiclère ou un sacerdoce de famille ». L'explication d'Aristote était simple : les éphèbes ne doivent pas être distraits pendant leur service militaire, mais elle ne vaut guère que pour son propre temps, et Roussel disait : « L'éphébie est tout autre chose qu'un temps de service mili taire. C'est la période de transition entre l'enfance et la participation absolue à la vie sociale... la vie à l'écart des jeunes gens, dans la période qui précède leur agrégation définitive au groupe social, est un fait si bien attesté dans diverses sociétés et en Grèce, chez les Lacédémoniens, qu'on est porté à en retrouver ici la trace » x. Pour le jeune citoyen, « l'agrégation définitive » a deux formes essent ielles : le mariage et la participation à la phalange des hoplites, à l'armée ou à la flotte. Tant que ces deux conditions, et la seconde surtout dans l'Athènes classique, ne sont pas réalisées, il reste dans la situation du jeune homme par rapport à la cité une marge d'ambiguïté : il est et il n'est pas dans la cité. Cette ambiguïté se marque de façon frappante dans la localisation de l'éphèbe dans l'espace de la cité. Le nom officiel de l'éphèbe dans l'organisation militaire de la cité au ve siècle et dans les deux premiers tiers du ive siècle, c'est peripolos, celui qui tourne autour, et je noterai tout de suite que les « éphèbes » des Lois de Platon, les agronomoi 2, « tournent » au sens le plus matériel du mot, pendant leur temps de service, autour de la cité, dans, les zones -frontières. Le peripolos est celui qui occupe les forts de la frontière : Panacton, Décélie, Rhamnonte, etc. Cela est, bien entendu, « normal » ; il est non moins normal que les neôtatoi, les très jeunes gens que sont les peripoloi, soient armés à la légère. Mais on constate aussi des faits qui donnent à réfléchir. En 425, selon Thucydide 3, les peripoloi sont associés dans une embuscade nocturne, près de Nisaia, avec les nouveaux citoyens que sont les Pla- téens. On constate surtout, lors de l'affaire des assassins de Phrynichos 4, en 411, qu'un peripolos n'est pas obligatoirement recruté parmi les citoyens, qu'il peut être un métèque. Les éphèbes ont donc ceci de commun avec les métèques qu'ils sont (mais eux provisoirement) en marge. Cette situation marginale s'exprime dans leur localisation à la frontière et ce sont du reste les bornes de la patrie qu'ils attestent dans leur serment. De même les inscriptions Cretoises (le serment des Dré- riens, par exemple) nous font connaître que les jeunes gens occupant les 1. Compte rendu de A. Breiîot, Recherches sur Véphébie attique, Paris, 1920, in Rev. Et. Gr., 1921, p. 459, commentant Const. Ath., 42, 5. 2. Lois, VI, 760 b sq. 3. IV, 67-68. 4. Thucydide, VIII, 92, 2 ; Lysias, XIII, 70-73 ; I.G.I2, 110 948 ÉPHÉBIE ATHÉNIENNE phrouria, les oureia, les fortins de la frontière, sont nettement distincts des membres à part entière de la Polis г. A Athènes, cette ambiguïté du statut de l'éphèbe est en quelque sorte dédoublée. Comme l'a bien compris J. Labarbe 2, il subsiste en marge de l'éphé- bie officielle, celle qui s'inscrit dans les cadres de la cité, une éphébie plus archaïque qui est l'admission au sein de la phratrie, d'où l'expres sion iiz\ оЧетес Ý)P9jcrou qui signifie à la fois être éphèbe, au sens civique du terme, c'est-à-dire avoir dix-huit ans et, comme l'indiquent les mots, avoir atteint Vhébé, bref être éphèbe depuis deux ans. M. Labarbe a bien montré que cette première éphébie était consacrée par le sacrifice du xoópstov, victime animale accompagnant Poblation de la chevelure, à l'âge de seize ans. Et j'ajoute que dans un cas au moins, celui que nous fait connaître le « règlement des Démotionides » 8, l'admission au sein de la phratrie n'est prononcée qu'après une phase de latence d'un an après Poblation de la chevelure. Ce sacrifice avait lieu lors de la KoupeuTiç, c'est-à-dire au troisième jour de la grande fête des phratries du monde ionien, les Apatouries, au mois de Pyanepsion (octobre), mois caractérisé par une série de fêtes qui ont été bien définies, par Jeanmaire notamment, comme des fêtes du retour des jeunes gens après les campagnes de la belle saison. C'est précisément en étudiant le mythe étiologique de la fête des Apatouries que j'ai été conduit à formuler les réflexions qui font l'objet de cette étude. Ce mythe est connu par un très grand nombre de textes depuis le Ve siècle avant J.-C. jusqu'à Psellos et Tzetzès qui ne font, bien entendu, que répéter des sources plus anciennes. En général, ce ne sont pas des textes de la grande histoire et de la grande littérature. A côté d'allusions chez Pausanias et chez Strabon, nous trouvons notre mythe chez Conon, mythographe fort obscur de l'époque hellénistique, chez Polyen, chez Frontin. Il s'agit autrement de scholies et d'articles de lexiques 4. 1. Cf. Inscr. Cret., I, IX (Dréros), 1, 126-127 ; pour oúpeúco = servir comme jeune soldat dans les forts de la frontière, cf. H. Van Effenterre, « Fortins crétois », Mélanges Ch. Picard, Paris, 1948, pp. 1033-1046 ; pour une distinction nette et offi cielle du territoire de deux cités (Argos et Sparte) et de la zone frontière qui les sépare, cf. Thucydide, V, 41, 2 (= Bengtson, Staatsvertrage, 192). 2. « L'âge correspondant au sacrifice du y.oúpeiov et les données historiques du sixième discours d'Isée », Bull. Acad. Boy. Belg. Cl. Lettres, 1953, pp. 358-394 ; pour le sens de l'expression km. oiexsç rjffîaai, cf. J. Labarbe, La Loi navale de Thémistocle, Paris, 1957, pp. 67-75 et C. Pjéijékidis, op. cit., pp. 51-60. 3. Dittenberger, Sylloge3, 921, 27-28. 4. Voici une liste, certainement incomplète, des « sources », si je puis dire, qui nous donnent ce mythe : Hellanicos, F. Gr. Hist, 4, 125 (323 a, 23) = Schol. T. Platon, Banquet, 208 d; Ephore, F. Gr. Hist, 70, 22 = Harpokration s.v. 'u 949 PIERRE VroAL-NAQUET Dans uploads/Histoire/ chasseur-noir-et-ephebie-vidal-naquet.pdf

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  • Publié le Jan 09, 2022
  • Catégorie History / Histoire
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