Robert Mandrou Histoire et Cinéma In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisatio
Robert Mandrou Histoire et Cinéma In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 13e année, N. 1, 1958. pp. 140-149. Citer ce document / Cite this document : Mandrou Robert. Histoire et Cinéma. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 13e année, N. 1, 1958. pp. 140-149. doi : 10.3406/ahess.1958.2720 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1958_num_13_1_2720 Histoire et Cinéma Le Cinéma est « entré dans l'histoire » depuis plus d'un demi-siècle : la « belle époque » le pratiquait déjà avec ravissement et les cinéastes nous ont eux-mêmes restitué la joie des pionniers et fait l'éloge des grands ancêtres (Le Silence est ďor). Toute cette magie dont s'entoure le cinéma explique sans doute la lenteur avec laquelle la réflexion des sociologues et des historiens s'est emparée de cet art « qui est plus qu'un art », de ce langage universel, aujourd'hui pratiqué sur toute la planète. Et puis, cinquante ans c'est peut-être un temps bien court pour la réflexion col lective et la recherche efficace. Cependant, depuis la Seconde guerre mondiale, les histoires du cinéma se multiplient et les études approfondies qui, à partir d'analyses sur le langage filmique, la fréquentation des salles, l'industrie, le commerce cinématographiques soulignent avec force la place prise par le cinéma dans notre civilisation. Ce sont là des entreprises indispensables, des approches fructueuses qui nous permettront demain de prendre la mesure d'une véritable transformation de la sensibilité : les mentalités des hommes du xxe siècle sont directement — et de plus en plus — filles du cinéma, de ses mirages, de ses réalismes ; c'est sur cette perspective que nous vou drions aujourd'hui, à propos de quelques ouvrages importants, attirer l'attention des historiens, ceux qui enseignent le xxe siècle, et ceux qui, vivant leur temps avec la même passion qu'ils explorent tel domaine plus ou moins lointain, ne séparent pas le présent du passé x. Des Histoires du Cinéma, il ne saurait être question de dresser le cata logue, même sommaire : elles sont trop nombreuses et anecdotiques, de faible utilité pour nous. La critique cinématographique travaille sur un plan, qu'elle croit historique, en ce sens que ses fichiers des metteurs en scène, acteurs, styles et Ecoles, toujours biographiques, se déroulent dans le temps. La méthode, utilisée avec tact, peut conduire à des succès incontestables, par exemple, celui des Cahiers du Cinéma, d'un André 1. Les problèmes du cinéma sont à l'ordre du jour : la vie intellectuelle a ses rythmes, ses climats, aimait à dire Lucien Febvre. En septembre 1957, au Congrès de Socio logie de Beyrouth, un long rapport sur le cinéma a été présenté par Mgr Maroun, délégué du Saint-Siège. 140 HISTOIRE ET CINÉMA Bazin. Mais ces documents ne constituent guère plus qu'un premier matériau et la vraie réussite commence au moment où la critique dépasse ce niveau biographique et ces comparaisons au fil des œuvres qui ne vont pas plus loin que l'analyse ou la psychanalyse des vies littéraires : né telle année, ce siècle avait trois ans, une mère doucereuse, un père cocard ier, le complexe de Néron... Une certaine histoire littéraire, non la meil leure, a servi trop souvent de modèle en ce domaine. La principale de ces histoires, encore inachevée, est V Histoire générale du cinéma, de Georges Sadoul \ encyclopédie dans laquelle tous les hommes du métier puisent références, citations critiques, précisions documentaires... A quoi s'ajoute le livre de base, du même auteur, cette petite Histoire de VArt du Cinéma, description raisonnée, que devrait posséder tout amateur avisé 2 : récemment remise à jour, elle est un bon instrument de travail, grâce à ses index, à sa filmographie de cent cinéastes, à sa table chrono logique (1892-1G54) et à sa bibliographie. G. Sadoul classe, caractérise en quelques lignes, commente chefs-d'œuvre et minores ; sensible aux influences et aux jeux des Ecoles artistiques, il fait une large place à leurs interférences : expressionnisme allemand, films d'avant-garde (ceux-ci objets d'une prédilection marquée), réalisme italien d'après guerre. Un seul exemple : il note d'un trait, rapide sans doute, mais net : « l'Expres sionnisme, mouvement d'avant-garde, fondé à Munich vers 1910 en réaction contre l'impressionnisme et le naturalisme, fut musical, littéraire, architectural et surtout pictural. Durant les jours troublés qui suivirent la défaite, l'expressionnisme envahit la rue berlinoise, les affiches, le théâtre, la décoration des cafés, les boutiques et les étalages... » (p. 146). Comme G. Sadoul ne cache pas ses sympathies marxistes, il esquisse ici et là, en quelques lignes, des explications, plus politiques d'ailleurs qu'économiques, sur le cinéma allemand après 1933, l'explosion soviétique, la production française pendant l'occupation 9... Tout ceci rapidement indiqué ; aussi bien l'histoire d'un art ne peut-elle, en cinq cents pages, faire une très large place aux aspects techniques et économiques ; c'est un manuel, qui use peut-être trop facilement aussi des notions de pure esthétique : déclins et renaissances, courants et révélations... Manuel de qualité, ce n'est pas cependant une histoire au sens plein du mot. Mais on en dirait autant des autres histoires de même veine, et de moindre 1. Georges Sadoul, Histoire générale du Cinéma, Paris, Denoël, 4 1. parus : I. V In vention du Cinéma (1832-1897) ; II. Les Pionniers du Cinéma (1897-1909) ; III. Le Cinéma devient un art (1909-1920), en deux vol. ; IV. Le Cinéma pendant la guerre (1939-1945). — Citons une autre somme, de moindre envergure : Charles Ford et René Jeanne, Histoire encyclopédique du Cinéma, 3 vol. parus, un 4e à paraître, Paris, R. Laffont. 2. Georges Sadoul, Histoire de VArt du Cinéma, des Origines à nos jours, Paris, Flammarion, 4e éd. revue et augmentée, 1956, 102 hors texte. 3. Il en écrit, p. 343 : « Le cinéma français.... trouva le moyen de maintenir, sans déchéance morale, sa valeur artistique ». 141 ANNALES valeur : ainsi YHistoire populaire du Cinéma, de Charles Ford \ qui dé marque Sadoul, sans le citer (même dans sa bibliographie), disserte volontiers de « l'Art cinématographique en soi », étudie le cinéma par nations : France, Italie, etc., s'égare parfois aussi dans d'hyperboliques et pittoresques considérations historiques 2. Ainsi encore la collection 7e Art des Editions du Cerf, qui présente en séries méthodiques des études sur les œuvres, les grandes figures, les Ecoles et genres, les problèmes, les techniques du Cinéma. Dans cette collection, le répertoire intitulé Cinquante ans de Cinéma français 3, rédigé par Pierre Leprohon, est, en deux cents pages, une manière d'aide-mémoire centré sur les metteurs en scène des trois grandes périodes : pionniers, muet, parlant 4... Tous ces historiens du cinéma, artisans de solides monographies plus ou moins étoffées, ne nous permettent guère d'appréhender le rôle de cet art dans la civilisation de ce premier vingtième siècle ; même échec, à plus forte raison, des études de pure technique et des biographies. Dans la pre mière catégorie, Le Cinéma, de H. Agel, est une longue analyse des procé dés qui constituent le langage filmique, agrémentée de considérations moralisantes et pédagogiques sur l'éducation du public, l'adaptation de la culture cinématographique à l'enseignement secondaire, les classements de la censure catholique 8... Dans la seconde catégorie, un seul exemple suffira : le plus grand génie du septième art, Charles Chaplin, a suscité, depuis trente ans, une production effarante de « vies » (vies de Chaplin, de Chariot, Charles Chaplin, le Self made Myth, etc.) : elles relèvent souvent d'une évi dente hagiographie et devraient un jour attirer l'attention d'un spécialiste de psychologie collective, tant le cas de Chariot dépasse la mythomanie courante du star system. 1. Charles Ford, Histoire populaire du Cinéma, Paris, Marne, 1955. Le titre est énigmatique : pourquoi populaire ? L'ouvrage est destiné au grand public, nous dit Marne. C'est une nouvelle acception de « populaire », encore une. 2. P. 15 : « A ceux qui exigent un examen en profondeur des causes suprêmes de la naissance du cinéma, on peut soumettre une théorie plus simple, plus complète, la théorie psychologique. Le cinéma est né parce qu'il devait naître, parce que le xxe siècle avait besoin d'un art, d'un spectacle, d'une technique de reproduction et de fixation... » 3. Pierre Leprohon, Cinquante ans de Cinéma français, Paris, 1954. Editions du Cerf, Coll. « 7« Art ». 4. Exemple : chapitre vin, « Les artisans d'une reconquête » ; René Clair, 2 pages de notice, puis fiches de présentation : Sous les Toits de Paris, Le Million, A nous la liberté, Quatorze juillet, Le dernier milliardaire. Ensuite J. Feyder, J. Renoir, etc. 5. H. Agel, professeur à l'I.D.H.E.C., Le Cinéma, Tournai et Paris, 1954. — La conclusion, « Les Chrétiens et le Cinéma », contient cette formule qui laisse rêveur : « Le cinéma n'a pas encore pu acquérir sa place dans la société humaine ». Il est vrai que l'auteur élimine a la foule » avide « de produits toxiques ou énervants appelés films », le « bloc des engagés » pour qui le film est une tribune et les esthètes « qui célèbrent une liturgie " ésotérique " en l'honneur du septième art »... 142 HISTOIRE ET CINÉMA II Les bras chargés uploads/Histoire/ mandrou-histoire-et-cinema-annales-1958.pdf
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- Publié le Jan 11, 2021
- Catégorie History / Histoire
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