1 Perspectives croisées entre orient et occident Christian JOSCHKE Dans Florenc

1 Perspectives croisées entre orient et occident Christian JOSCHKE Dans Florence et Bagdad, Hans Belting propose une nouvelle histoire du regard, dont il étudie la valeur symbolique dans ses rapports à l’image. Prenant pour point de départ le transfert culturel entre orient et occident, qui permet l’invention de la perspective au XVIe siècle, il s’interroge sur deux formes différentes de cultures du regard, en vue d’une histoire globale de l’art. Recensé : Hans Belting, Florence et Bagdad. Une histoire du regard entre orient et occident, traduit de l’allemand par Naïma Ghermani et Audrey Rieber, Paris, Gallimard, coll. Le temps des images, dirigée par Jean-Claude Schmitt et François Lissarague, 2012, 384 p., 35 € L’œuvre de Hans Belting est connue bien au-delà du public de l’histoire de l’art. Célèbre médiéviste, auteur d’Image et culte1 et de l’Image et son public au Moyen Âge2, Hans Belting a su renouveler l’histoire de l’art en attirant l’attention sur les images, toutes les images, et en relativisant la notion d’art, invention occidentale moderne. Après son plaidoyer pour une anthropologie des images3 et un livre sur les régimes de vérité des images en occident4, il étend doublement son champ de réflexion : d’une histoire des images à une histoire du regard ; d’une histoire occidentale à une histoire croisée « entre orient et occident ». Science de la vision et culture du regard Depuis la Renaissance, la culture occidentale moderne a établi un rapport entre l’image, nécessairement figurative, et la vision humaine. De la découverte de la perspective à l’invention de la photographie, l’image est assimilée à ce qu’Alberti a défini comme une « section de la pyramide visuelle » et doit ainsi pouvoir se substituer à la réalité telle que l’œil humain la perçoit, en se plaçant entre l’œil et le monde. Cette utopie illusionniste a occupé artistes et savants durant plusieurs siècles, des perspectivistes de la Renaissance aux physiologistes du XIXe siècle, en passant par les mathématiciens du cercle de Marin Mersenne, tous occupés à découvrir les lois pour tromper le regard. 1 Hans Belting, Image et culte. Une histoire de l'image avant l'époque de l'art, trad. Frank Muller, Paris, Éditions du Cerf, 1998. 2 — , L'Image et son public au Moyen Âge, Paris, Gérard Monfort, 1998. 3 — , Pour une anthropologie des images, trad. Jean Torrent, Paris, Gallimard, 2004. 4 — , La Vraie image : croire aux images ?, trad. Jean Torrent, Paris, Gallimard, 2007. 2 Mais la révolution culturelle de la perspective, en établissant une analogie entre le regard et la représentation du monde, a aussi introduit le sujet dans l’image. Le point de fuite de la perspective, point de référence imaginaire de la représentation des trois dimensions, est un pendant au point de vue du spectateur, de sorte que l’image est aussi une mise en scène de l’acte de regarder et de jauger le monde. De ce fait l’image perspective n’a pas simplement pour fonction de dépeindre une réalité, mais elle offre une réponse à notre regard. Ce que nous voyons nous regarde, pour reprendre une belle expression de Georges Didi-Huberman5. Parler des images dans la culture occidentale moderne, c’est donc parler du regard dans un sens culturel et symbolique, et non simplement de vision ou de perception, dans le sens physiologique ou psychologique qu’on donne bien souvent à ces notions. Parler des images, c’est inscrire le regard dans le patrimoine des textes, des artefacts, des attitudes forgées par la culture, patrimoine irréductible à un savoir objectif. Ainsi l’idée selon laquelle l’image reproduit notre regard sur le monde n’est pas universelle, elle suppose au contraire une culture du regard qui, en se projetant sur le monde environnant, donne une unité au chaos, organise le monde visible, fabrique intérieurement l’image à partir du visible. Norman Bryson avait déjà parlé de cette culture nouvelle du regard, distinguant à partir de la Renaissance un regard furtif (gaze) et un regard prolongé sur le monde (glance), tous deux conditionnés, comme la plupart de nos comportements, par les produits de la culture6. Dans une série de cours donnés en 2003 au Collège de France qui ont abouti à la publication du livre Florence et Bagdad. Une histoire du regard entre orient et occident7, Hans Belting a repris cette réflexion. Il a cherché à inscrire le regard dans la culture, non pas comme Bryson et ce qu’on peut désormais appeler la tradition des visual studies, en s’interrogeant sur les conditions d’évolution de nos comportements visuels, mais en posant la question du rapport entre l’image et le regard. Il s’agissait de donner à l’histoire du regard une dimension symbolique absente des réflexions empreintes de psychologie. Tandis que les visual studies explorent les influences de la culture matérielle sur la psychologie et les habitudes de perception, Belting étudiait l’économie du regard, dans la lignée de Marie-José Mondzain. Il explorait non seulement le patrimoine scientifique des théories de la vision, mais aussi la dimension métaphorique du regard8. Métaphore du rapport entre les individus – les échanges de regards –, de celui de l’homme et de Dieu – notamment dans les écrits de Nicolas de Cuse9 –, de l’imagination, du désir, du pouvoir, le regard occupe une fonction culturelle variée dont l’histoire de l’art recèle les principales manifestations. Les portraits individuels et les portraits de groupes, les icônes, la peinture érotique, l’organisation panoptique de l’architecture sont autant de formes qui développent notre culture du regard dans sa dimension réelle et symbolique. 5 Georges Didi-Hubermann, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Éditions de Minuit, 1992. 6 Norman Bryson, Vision and painting : the logic of the gaze, Londres, Macmillan, 1983. 7 Hans Belting, titulaire en 2002-2003 de la chaire européenne du Collège de France, a dispensé le cours intitulé L'histoire du regard. Représentation et vision en Occident (2002-2003). 8 Il faut renvoyer au Commerce des regards (Paris, Seuil, 2003) de Marie-José Mondzain, dont l’empreinte sur le projet de Hans Belting est évidente. 9 Michel De Certeau, "Nicolas de Cues. Le secret d'un regard", Traverses, vol. n° 30-31, mars 1984, p. 70-84. 3 L’optique arabe et la perspective de la Renaissance Il est un moment dans l’histoire occidentale qui a particulièrement influencé cette culture du regard : la Renaissance. C’est à ce moment précis que le rapport entre le regard et le monde des images fut durablement établi, par la découverte des lois géométriques de la perspective. Mais, comme Belting l’avait déjà esquissé dans le cours du 11 février 2003, cette irruption de la géométrie dans la peinture, qui a aidé les peintres à chercher l’adéquation entre le regard et l’image, était le fait d’un transfert culturel de longue durée, au cours duquel une théorie optique forgée au XIe siècle au cœur de la culture de l’Islam par le mathématicien Alhazen a été promise à une importante fortune en Europe. Ce transfert permit non seulement la redécouverte d’Euclide en occident et jouait le rôle évident de culture médiatrice, mais elle constituait également un apport considérable. Traduite et commentée par les « perspectivistes » dans les années 1270, elle fut utilisée, à la Renaissance, comme référence par les théoriciens de la perspective appliquée à la peinture, à l’instar de Lorenzo Ghiberti, de Piero della Francesca et de Leon Battista Alberti. Au cours de ce transfert culturel, la théorie optique d’Alhazen s’est transformée et a pris un sens nouveau. Originellement dédiée à l’exploration des propriétés de la lumière et aux mécanismes de la formation de l’image dans l’œil – recherches reprises et complétées plus tard par Kepler –, l’œuvre d’Alhazen fut importée dans l’occident médiéval pour enrichir et transformer le domaine de la gnoséologie, autrement dit une réflexion sur la connaissance du monde, moins intéressée par les calculs géométriques et les variations sur les thèmes euclidiens que par le rapport entre une philosophie des essences et une philosophie des apparences. La traduction latine d’Alhazen a servi plus tard à conceptualiser la pratique des peintres en soutenant leur désir de représentation des volumes et de l’espace par une théorie géométrique mathématisant le rapport entre proportions et distance au spectateur. Partie d’une théorie de l’optique puis intégrée à une philosophie de la perception, la perspective est devenue une théorie mathématique appliquée à la peinture, utilisée pour donner au tableau ou à la fresque l’illusion de la troisième dimension et faire correspondre ainsi l’image avec le regard. La notion de perspective avait pris à ce moment le sens qu’on lui donne aujourd’hui. Dans son livre Hans Belting prend pour point de départ d’une réflexion transculturelle ce moment de contact entre la culture de l’Islam et la culture occidentale. En développant précisément cet aspect de son cours de 2003, il marque un tournant vers une histoire globale de l’art, appelée de ses vœux et poursuivie dans ses plus récents projets conduits au Zentrum für Kunst und Medien de Karlsruhe sous le titre de Global Art Museum10. Mais quelle est donc la spécificité de cette recherche entre Florence, lieu métaphorique de l’invention de la perspective, et Bagdad, capitale du califat fatimide, ville de naissance uploads/Histoire/ cr-belting 1 .pdf

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  • Publié le Oct 08, 2022
  • Catégorie History / Histoire
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