Walter Benjamin Sentinelle messianique saïd © Pion, 1990. ISBN 2-259-02379-7 No

Walter Benjamin Sentinelle messianique saïd © Pion, 1990. ISBN 2-259-02379-7 Nous cheminons dans une histoire noueuse, avec ses mornes plaines et ses collines inspirées, ses hauts plateaux monotones et ses soudains escarpements. Installés depuis un demi-siècle dans un paysage continental qui se voulait immuable, avec ses clôtures, ses murs mitoyens, et ses querelles de voisinage, nous étions presque habitués à cette nouvelle éternité géographique, dessinée, de pactes en confé- rences, selon le sillon des bombes et le sillage des chars. Déjà, cette éternité se lézarde. Au moment précis où l'on décrète hâtivement sa fin, !'Histoire se rebiffe. La croûte des idées reçues craque sous les retours de mémoire. Moment incertain. Présent perplexe, assailli par un passé intarissable, qui délivre par saccades et embardées, pêle-mêle, ses vérités censurées et ses douteux fantasmes. Il n'y a, décidément, pas d'affaires classées. Vrais criminels et faux coupables échangent leurs masques. L'enquête est toujours réouverte. Pour nous aventurer dans ce labyrinthe, nous avons choisi Walter Benjamin, non comme guide, mais comme modeste passeur. Qui, mieux que cet outsider errant et rebelle, pourrait relier les pis.tes du langage, de l'histoire et de la politique au carrefour des grandes traditions culturelles européennes ? Nous nous engagerons sur ses traces, effacées avec des précautions d'Indien, à la recherche de la brèche couverte de broussailles, qui permettrait d'échapper à l'éternité toujours 7 WALTER BENJAMIN recommencée. Dans sa galaxie mélancolique, nous croise- rons ses étoiles jumelles, et nous éprouverons les attractions d'affinités discrètement électives. Jusqu'à trouver les infimes bifurcations d'où partent des sentiers encore inexplorés. C'est le moment du commentaire. Nous nous lancerons à la poursuite du Messie insaisissable, évanoui aussitôt qu'entrevu. Nous le verrons, au fil de s-es métamorphoses, abandonner les vieilles défroques reli- gieuses, pour le retrouver, sécularisé el laïcisé, lacérant le présent de la pointe de ses «peut-être». Son principe espé- rance ne sera plus alors un principe de béatitude, mais un principe d'intelligibilité, d'orientation dans les dédales de l'histoire. C'est le moment de l'origine. Nous découvrirons que les traces de Benjamin nous ont conduits à un seuil d'où s'épanouissent en étoile de nouvelles pistes, celles de la pensée stratégique, d'un temps non mécanique, d'une éthique sans Dieu. De ce nouvel embran- chement, nous nous retournerons vers Marx, pour le réveiller des cauchemars fébriles de ce siècle. C'est le moment du réveil et de la porte entrouverte. Chemin faisant, nous aurons exploré à tâtons les contours d'une raison messianique. Point de rencontre entre la théorie et la pratique, le nécessaire et le possible, l'universel et le singulier, elle refuse aussi bien les secrets réservés d'une connaissance hermétique que les certitudes partagées d'une science faussement démocratique. Il y a cinquante ans tout juste, Benjamin s'est arrêté, infiniment las d'une planète disloquée, promise à de redou- tables embrasements. De ce brasier sont sortis un mauvais ordre et un faux équilibre, une mauvaise réconciliation et de fausses amnisties, un mauvais compromis et de faux oublis. Peut-être Benjamin avait-il pressenti qu'il n'y aurait guère place pour lui dans ce monde mal taillé. Sa douceur têtue et raffinée cachait une intransigeance sans accommodements. Le passeur était aussi le gardien vigilant d'une ligne de partage, de démarcation. Dans les plis nuancés et rassurants de ses capes, il dissimulait des dagues redoutablement 8 INTRODUCTION affilées. Appelant à «défricher des domaines sur lesquels la folie s'accroît jusqu'à présent», à «gagner du terrain avec la hacbe aiguisée de la raison sans regarder ni à droite ni à gauche pour ne pas devenir la proie de l'horreur qui attire au plus profond de la forêt vierge», ce pacifique irréconciliable avait le goût de l'arme blanche, indispensable à toutes les résistances et les guérillas de l'esprit. Car « tout le sol devrait être défriché par la raison et être purifié des broussailles de la folie et du mythe» 1 • 1. Walter Benjamin, Paris capitale du xx< siècle, le livre des passages, Cerf, 1989. SENTINELLES La politique prime désormais l'histoire 1• Fiat ars, pereat mundus, tel est le mot d'ordre du fascisme, qu~ Marinetti le reconnaît, attend de la guerre la satis/action artistique d'une percep- tion sensible modifiée par la techni- que. C'est là évidemment la parfaite réalisation de l'art pour l'arl Au temps d'Homère, l'humanité s'offrait en spec- tacle aux dieux de /'Olympe; elle s'est faite maintenant son propre spectacle. Elle est devenue assez étrangère à elle- même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre. Voilà quelle esthétisation de /apolitique pra- tique le fascisme. La réponse du com- munisme est de politiser l'art 2• Le 26 septembre 1940 à Port-Bou, Walter Benjamin est mort comme un chie!), suicidé dans sa quarante-neuvième année, au bout d'un chemin qui ne menait plus nulle part, 1. W. Benjamin, Paris capitale du XX' siècle, le Livre des passages, Cerf, 1989, p. 405. 2. W. Benjamin, l'Œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique,dans Poésie et Révolution, Oenoël, 1971, p. 21 O. WALTER BENJAMIN vaincu absolu, en des temps où les vainqueurs n'étaient pas beaux à voir. Au moment, proprement catastrophique, du pacte de la honte entre Hitler et Staline, au seuil du désastre, au fond du désespoir, il opposait à la lourde mécanique du progrès la faible étincelle de la rédemption messianique, au martèle- ment linéaire des légions en marche le «saut du tigre dans le passé», saut de l'ange et saut de la mort. Tard venu au communisme, sa fidélité à la mystique juive le tenait à l'écart des raisons d'État, triomphante dans le stalinisme, embryonnaire dans le sionisme. Son judaïsme non religieux entrait en dissidence contre la pétrification bureau- cratique de la pensée. G. Scholem s'exaspérait de l'attraction réciproque entre ses deux pôles magnétiques, marxisme et mystique juive. Juxtaposition arbitraire de démarches incompatibles? Pourtant, Benjamin s'obstinait. Peut-être l'ambiguïté et la double pensée étaient-elles le signe d'une époque où le communisme se fendait en deux, sans qu'il soit encore possible d'en démêler tout à fait les fragments opposés. Aux inquiétudes de son ami pour sa schizophrénie théorique, il répondait: «Le lien philosophique entre les deux parties de mon étude, que tu ne saisis pas, sera apporté par la révolution beaucoup plus que par moi-même.» A condition de concevoir la révolution non comme une simple accélération sur la pente de la facilité historique, mais comme «un combat pour le passé opprimé», au nom des «générations vaincues». Benjamin devinait, de connaissance profonde, d'expé- rience vive, que l'autre barbarie, la barbarie nazie, dont on ignorait encore toute la portée, n'était pas le dernier mot du capitalisme, ni son dernier spasme, avant les lendemains radieux; pas un accroc à sa normalité, mais une tendance ~écurr~nte de s~ nature. Face à cet ennemi de toujours, 1mposs1ble de deserter, de désarmer, sans condamner du même coup les vaincus de jadis et de naguère à la répétition infernale de la défaite. ~a vie_de Be~jamin n'a cessé de battre à contre-temps. En pleme revolut1on allemande, quand se ioue le sort de la ' 12 SENTINELLES bataille, dont Hitler ne sera que l'épilogue, il est ailleurs. Lorsqu'il se tourne vers le bolchevisme, c'est pour se heurter de plein fouet au Thermidor stalinien et à la bureaucratie arrogante. Quand il franchit les Pyrénées, la route de l'Amé- rique est déjà fermée. On ne passe plus. Ce décentrement, ce décalement, cette marginalité aigui- sent la perception de l'histoire qui se fait. Sa Correspondance 1 et son Journal de Moscou 2 en portent témoignage. Rongé par la maladie d'Asja Lacis, par la solitude, par les menus soucis de la vie quotidienne moscovite, il est d'autant plus sensible au malaise morbide de ce qui est en train de se jouer à travers la défaite de l'opposition. «Moscou telle qu'elle se présente maintenant, pour le moment, révèle, réduites à un schéma, toutes les possibilités: surtout celles de l'échec et du succès de la révolution. Mais dans les deux cas, il y aura quelque chose d'imprévisible et le tableau sera considérablement différent de toute peinture programmatique de l'avenir et cela se dessine aujourd'hui brutalement et nettement chez les hommes et dans leur environnement 3.» Dans Moscou, où se jouent non seulement le sort de la révolution russe mais le tableau du siècle, il se promène, attend beaucoup, se perd dans des banlieues incertaines, choisit des poupées, fait des parties de dominos, assiste à des pièces de théâtre dont il ne comprend pas un mot, espère un geste, un frôlement d'Asja, un moment d'intimité. Chemin faisant, il observe, note. Il croise des nepmans faisant étalage de leur précaire et rapide fortune, «mercantis héroïques», «nouvelle bourgeoisie» en sursis. Il s'irrite de la nouvelle religiosité d'État et de son esthétique monumentale, du déploiement de faucilles et de marteaux, de la sanctifica- tion de la technique au détriment de l'érotisme. A l'extérieur, le gouvernement du «socialisme dans un seul pays>> cherche la paix. A l'intérieur, il cherche à «suspendre le communiste 1. W. Benjamin, Correspondance, Aubier, 1978, 2 tomes. 2. W. Benjamin, Journal de Moscou, L'Arche, 1 983. Voir aussi Hildegard Brenner, Asja ùicis, profession révolutionnaire, PUG, 1989. 3. Lcurc.- à M. uploads/Histoire/ daniel-bensaid-walter-benjamin-sentinelle-messianique-plon-1990.pdf

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  • Publié le Jan 28, 2021
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
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