195 1. Ce texte reprend une intervention donnée en 2007 lors d’une journée d’ét
195 1. Ce texte reprend une intervention donnée en 2007 lors d’une journée d’études du Lahic sur « les émotions patrimoniales ». Je remercie les participants pour leurs remarques, notamment Daniel Fabre, Frédéric Maguet, Michel Melot, Jean-Louis Tornatore et Hélène Verdier. J’adopte pour ce texte une convention typographique consistant à composer en italiques les citations qui font l’objet de la réflexion, c’est-à-dire les propos des acteurs étudiés, et à composer en romain les citations des chercheurs dont j’utilise les travaux. Outre un gain de lisibilité pour le lecteur, cette convention permet de tracer une ligne de partage claire entre les énoncés éventuellement soumis à la discussion scientifique (en romain), et ceux à l’égard desquels l’auteur ne s’autorise aucune critique ou approbation (en italiques). 2. Cette propriété a déjà été notée par des historiens (Rioux 1985 ; Poulot 2001). NATHALIE HEINICH Esquisse d’une typologie des émotions patrimoniales1 Le texte fondateur du Lahic, dans lequel Daniel Fabre proposait une réÆexionsurl’«institutiondelaculture »,s’adossaitàuncasd’indignation collective, au début des années 1990, face à une menace pesant sur un site patrimonial : le parvis de l’église Saint-André à Carcassonne. Ainsi est née sous sa plume le terme d’« émotion patrimoniale » et, avec lui, un riche programme de recherches menées au sein du laboratoire. Si le cas était exemplaire, il n’était nullement exceptionnel. Car l’indignation–émotionnégative–estunphénomènefréquenten matièredepatrimoine,etsigniÅcatif:onpourraitmêmesuggérer que c’est l’indignation face aux risques d’altération ou de destruction d’un bien qui atteste son caractère patrimonial. La même remarque peutêtrefaiteàproposdel’admiration–émotionpositive–éprouvée ou observée face à un bien doté de qualités patrimoniales. L’émotion apparaît ainsi, pourrait-on dire, comme la preuve du patrimoine : si la preuve du pudding, selon un célèbre adage, est qu’on le mange, la preuve du patrimoine serait qu’on en est ému2. Cela est vrai du moins Article paru sous le titre « Les émotions patrimoniales : de l'affect à l'axiologie », Social Anthropology / Antropologie sociale, vol. 20, n° 1, 2012, pp. 19-33. 196 ÉMOTIONS PATRIMONIALES pour le regard profane : l’émotion y semble quasi indissociable de l’expérience patrimoniale. Il existe toutefois des expériences patrimoniales non émotionnelles. On les mentionnera avant de s’intéresser aux émotions patrimoniales proprement dites, d’abord du point de vue de leur signe (positif ou négatif), puis de leur contexte pragmatique (plus ou moins individuel oucollectif,privéoupublic)et,enÅn,deleur«contenu»,c’est-à-dire du type de valeurs auxquelles elles sont associées. Précisons cependant qu’on n’abordera pas, ou marginalement, la question des porteurs d’émotion et de leur position sociale : notre réÆexions’inscritnonpasdanslecadreexplicatifd’unesociologie positionnelle, qui rapporterait l’expérience patrimoniale à la position de classe, mais dans le cadre compréhensif d’une sociologie pragma- tique articulée à une sociologie des valeurs, qui tente de décrire les modalités et de comprendre la cohérence entre les différentes dimen- sions du rapport au patrimoine. Le patrimoine sans l’émotion S’il peut y avoir rapport au patrimoine sans qu’il y ait pour autant émotion, c’est dans un contexte bien particulier : celui de l’approche professionnelle de l’expert. Le cas est particulièrement remarquable chez les chercheurs de l’Inventaire, dont la mission est explicitement etexclusivementscientiÅque,etdoncauplusloind’uneapproche subjective–àladifférencedesexpertsdesMonumentshistoriques, tournés vers la protection administrative et, du même coup, une évaluation assumée de la qualité des œuvres, quels que soient les critèresutilisés(Heinich2009a).Écoutonsparexemplecejeune chercheur face à une maison située dans un faubourg d’un village breton : Celle-là, c’est deuxième quart XXe [écrivant]. Donc c’est une maison de plan rectangulaire, à deux pièces au rez-de-chaussée, ou à deux pièces par étage… Élévation à travée… Je pense que les lucarnes latérales ont été rapportées, quoique… Mais ce qui est intéressant, c’est que la travée cen- trale est soulignée par une lucarne en surplomb… V oilà. J’ai quelques élé- ments de décor : les baies sont cintrées, ça c’est intéressant… J’ai un balcon… J’ai des étages en zinc, modestes hein, mais… Et puis voilà… Donc j’ai un sous-sol semi-enterré, un rez-de-chaussée surélevé, et un étage de combles… 197 ESQUISSE D’UNE TYPOLOGIE DES ÉMOTIONS PATRIMONIALES Les balcons ont dû être transformés… J’ai un élément de ferronnerie : les garde-corps ont été remplacés. Ce qui est intéressant, c’est que j’ai un esca- lier à double volée… Elle est belle celle-là ! Je veux dire, elle est plaisante… Le « Jeveuxdire,elleestplaisante»,quivientrectiÅerimmédiate- ment le « Elleestbellecelle-là », s’explique aisément par le double interdit et du jugement de valeur, et du critère esthétique, qui carac- tériseletravaildel’Inventaire,entoutcasdanslesdirectivesofÅ- cielles. Mais ce qui nous intéresse ici est plutôt la froideur avec laquelle s’exprime ce jugement esthétique : il y a bien un sentiment debeauté–sil’onseÅedumoinsauvocabulairespontanément utilisé–,maisaucuneémotionperceptible:seulementladécompo- sition analytique, froide, étayée par les procédures d’inscription standardisées(notonsquepourl’observateur–lesociologue–iln’y a pas non plus d’émotion esthétique face à ce pavillon résidentiel de l’entre-deux-guerres, d’apparence plutôt banale). C’est que la beauté ici n’est pas le sentiment sensible d’harmonie, d’équilibre, d’ornement, de monumentalité etc., qui caractérise le rapport esthète à un objet : la « beauté » à laquelle fait référence l’enquêteur de l’Inventaire, c’est plutôt la « typicité », émergeant à la suite d’un listage raisonné des propriétés de l’objet, comparées avec les pro- priétésgénériquesdelacatégorieàlaquelleilcorrespond(Heinich 2006c).CetteapprochescientiÅques’inscritdansunregistrede valeurs qui est moins de type « esthétique » que de type « hermé- neutique»,privilégiantlavaleurdusens,delasigniÅcation:un élément « fait sens » par rapport à la catégorie à laquelle on le réfère, autorise des mises en relation, des interprétations, des supputations, en tout cas des discours. Mais ce registre de valeurs ne s’accom- pagne guère de manifestations émotionnelles : on est, au mieux, dans l’ordre de l’excitation intellectuelle. C’est dire qu’une différence majeureentre«beautéesthète»et«beautéscientiÅque»tientà l’absence d’émotion associée à cette dernière. Mentionnons également une forme particulière de détachement émotionnel : l’ironie, utilisée pour se démarquer de l’indignation ou de l’admiration spontanées des profanes. L’axe notionnel pertinent ici est l’opposition implication/détachement, ou engagement/distan- ciation, pour reprendre la problématique de Norbert Elias (1993) : plutôt qu’une absence d’émotion, l’ironie apparaît plutôt comme une stratégie de dissimulation ou de mise à distance de l’émotion. N’en donnonsquequelquesexemplesempruntésauxgrafÅtisdel’«affaire 198 ÉMOTIONS PATRIMONIALES Buren », dont il sera question plus loin : on trouvait de l’ironie dans lesgrafÅtisquisemoquaientdesprotestataires,manifestantune distanceàl’égarddusenscommun;maisaussidanslesgrafÅtis hostiles à l’œuvre, manifestant une forme de complicité par l’humour : « J’ai tout compris : c’est assorti aux stores ! » ; « Rendez-nous les bagnoles » ; « Toutçan’estpastrèsharmonieux:ilfaudraitdétruirelePalais-Royal» ; « Lebeauestcequiplaîtuniversellementsansconcept,Kant». Le signe de l’émotion Lorsque l’émotion patrimoniale se manifeste, ce peut être, nous l’avons dit, de façon aussi bien négative que positive. Commençons par cette dernière modalité. Nous pourrions pour cela faire appel à notre propre expérience « indigène », en nous souvenant de ce que nous avons pu éprouver face à une cathédrale, un château en ruines, un vieux puits. Mais nous allons plutôt recourir à des exemples tirés d’une enquête sur le service de l’Inventaire, justement parce que, dans ce contexte, l’émotion, a priori, a peu de place, recouverte ou mise à distance par le regard professionnel, les procédures admi- nistratives, la nécessité d’aller vite, etc. De ce point de vue, l’Inven- taire est un cas limite de l’émotion patrimoniale, ce qui rend les témoignages d’émotions d’autant plus intéressants à observer. Si l’on y retrouve la gamme des émotions de sens commun face au patrimoine, c’est sous une forme atténuée ou décalée. Écoutons par exemple ce chercheur expérimenté explorant une maison ancienne ouverte à la visite, et livrant son commentaire à sa jeune assistante et à la sociologue. Loin d’un déchiffrement de type formel, qui serait probablement celui d’un spécialiste des Monuments historiques, il exerce un regard orienté vers les usages, qu’il semble « voir » à travers les objets. L’émotion n’est pas direc- tement exprimée, mais elle est contenue, sensible dans certaines exclamations (« C’estexcellent,hein,quandmême! », « C’est génial ! ») et, surtout, dans son excitation, perceptible à sa façon d’arpenter l’espace, parcourant chaque recoin du regard, sans rien perdre, tout en décrivant à haute voix : Il y a une bonne cheminée, hein ! Plutôt XVe… Ça, ce sera sélectionné, parce qu’en plus on est dans une typologie complètement rurale, avec la piétonne et la charretière à côté… C’est excellent, hein, quand même ! 199 ESQUISSE D’UNE TYPOLOGIE DES ÉMOTIONS PATRIMONIALES Donc un plafond à poutres et solives, qu’on ne rencontre ici que dans les très vieilles maisons. C’est plutôt XVe, hein ! Donc le cendrier, pour récu- pérer les cendres du foyer, pour la lessive… Et ici on mettait je ne sais pas quoi… Et ce qui est intéressant aussi, c’est l’attaque, comme on dit dans la région, qui n’est pas en fonte mais en fer battu… Là, on la voit en place ! Et le coffre, c’est ça… Qu’est-ce qu’ils pouvaient y mettre ? Le bois ? Et puis là c’est génial, parce qu’en réalité on dort sous l’escalier !… Et là il y a une chose aussi – ça sort un peu de votre sujet, mais bon… – vous voyez le voligeage en bois fendu : les bois sont retenus entre eux par un noisetier qui est torsadé ; c’est caractéristique des vieilles charpentes… Et puis les poteaux, qui montent du sol, et hop, ils arrivent là, alors que plus tard on les fait reposer sur des murs de refends… Tout ça c’est des détails, mais quand on les recoupe… Là, on met la pièce de bois, ici, et on pousse, à uploads/Histoire/ esquisse-d-x27-une-typologie-des-emotions-patrimoniales 1 .pdf
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- Publié le Nov 12, 2022
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