État, société et culture chez les intellectuels de l’islâh maghrébin (Algérie e

État, société et culture chez les intellectuels de l’islâh maghrébin (Algérie et Tunisie, 1890-1940) ou la Réforme comme apprentissage de “l’arriération” James MCDOUGALL Nous constatons qu’une nation est civilisée quand les hommes qui la composent ont en partage la délicatesse des sentiments, qu’ils sont arriérés quand cette qualité leur manque. Que ne peut faire un acte de délicatesse ? Alexandre le Grand, ayant envahi les déserts d’Arabie, refusa de tremper ses lèvres au verre d’eau que lui apportaient ses soldats mourant de soif. Cet acte suffit à lui gagner les cœurs de l’armée, et il put l’amener triomphante à la conquête de Damas et de l’Orient tout entier. Shaykh Mouloud Ben al-Mouhoub (1909) 1. Réforme et réformistes : le sens des mots Les idées et projets de réforme, dans le monde islamo-méditerranéen de la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, s’exprimaient grosso modo sur deux registres que l’on pourrait, en simplifiant, rassembler sous deux étiquettes. D’une part, dans la sphère de l’État (administration publique, organisation militaire, judiciaire, pédagogique, financière), régnaient le nizâm, le tanzîm ou « (re)mise en ordre ». Pour ce qui touche à la culture, et surtout à la religion d’autre part, il s’agissait plutôt de l’islâh, la « mise en bon état », la restauration d’une chose dans son état pur, sain. Si, par tanzîm, on entend une action qui vise la structure de quelque chose, la façon de l’arranger (les dictionnaires classiques se réfèrent en effet à l’image de perles sur un cordon), l’islâh désigne une amélioration, ou restitution, de sa qualité. La différence est plus que sémantique, dans le sens où la charge symbolique des termes traduit deux conceptions nettement distinctes du but visé : le tanzim vise à ordonner, à pallier une absence de structuration (‘adam al-nizâm), mais l’islâh veut purifier, régénérer, là où il y a dégénérescence – on pourrait dire, en schématisant, que le tanzîm s’oppose à la faudâ, à l’anarchie, au désordre, mais que l’islâh s’oppose au fasad, à la corruption (et le muslih, le réformiste-islahiste, s’oppose au mufsid, le corrupteur). Il y a donc, dans la sphère intellectuelle, une valeur morale et, sur le plan social, une intention moralisatrice, éthique, dans la 1. Discours prononcé lors de l’inauguration de la médersa de Constantine, traduit et publié en annexe du livre de Chérif Ben habylès (1914, 146-147). État, société et culture chez les intellectuels de l’islâh maghrébin 282 démarche islahiste qui n’est pas aussi centrale, même si elle a pu exister dans celle des hommes des tanzîmât. On est tenté de dire que la distinction correspondrait aux démarches de deux groupes de réformistes, l’un dans la politique, la vie de la collectivité, et l’autre dans la culture, la vie de la communauté ou, pour reprendre le schéma duel des hommes d’autorité : umarâ (princes, gouverneurs) d’un côté, ‘ulamâ (clercs, savants) de l’autre. Il faudrait sans doute nuancer le propos, car ces distinctions, bien qu’elles permettent de comprendre le sens qu’avaient les différents projets des acteurs sociaux, ne sauraient se lire comme une division aussi claire dans la pensée des clercs ou des hommes politiques de cette époque. Par ailleurs, si l’on change de langue, les subtilités chères aux philologues sont brouillées. Dans l’Empire ottoman, la réforme purement fonctionnelle, structurelle, s’appelait aussi islahat : l’Islahat FermanÕ (décret de réformes de 1856), l’Islahat Komisyonu (commission de réformes de Mahmut Nedim Pacha en 1875), voire l’Islahat-Õ Esasiye-Õ Osmaniye FÕrkasÕ (parti révolutionnaire dit « de réforme fondamentale », créé en 1909). Il n’en reste pas moins que personne (à ma connaissance) à Fès, à Tunis ou à Alger, voire au Caire ou à Beyrouth, n’aurait jamais utilisé le mot tanzîm dans la sphère de la religion et de la culture, même si l’on pouvait parler d’islâh (en arabe ou en turc) dans d’autres domaines. Qui dit islâh exprime donc une notion de réforme fortement imprégnée de valeurs qui, non seulement impliquent une autorité sociale toute particulière exercée par leur porte-parole, mais qui situent aussi son discours, à ses propres yeux, dans une position historique très clairement définie. Il s’agit pour lui, non pas d’un simple travail de restructuration des choses dans une recherche de l’efficience, mais de les restaurer dans une quête de leur vérité intime. En ce sens, le réformiste se place autant dans la lignée des salaf al-sâlih, des ancêtres pieux, que dans celle du Prophète Muhammad lui-même – qui serait « le plus grand des réformateurs » (al-muslih al-a‘zam) 2. C’est en ce sens, également, qu’on a souvent décrit les mouvements islahistes, comme les agents d’un retour aux sources, du rétablissement de l’orthodoxie, contre les innovations et les « superstitions », formes quotidiennes de religiosité ordinaire, et comme le fondement d’une « renaissance » de la culture et de l’identité musulmanes dans leurs formes « authentiques », purifiées des corruptions aussi bien accumulées au cours de l’histoire endogène qu’introduites de l’extérieur par le pouvoir colonial 3. Ce ne sera pourtant pas ici notre propos. S’il a fallu commencer par là, c’est pour mieux comprendre le regard que les tenants de l’islâh auraient eux-mêmes porté sur leur mission et sa signification historique, afin de pouvoir, dans un deuxième temps, mieux apprécier, de façon critique, la relation entre ce mouvement et les sociétés et cultures du Maghreb auxquelles il s’adressa. Je ne propose pas plus de 2. Al-Shihab, mai 1939, 183, cité par A. Merad (1978). 3. À titre d’exemples et parmi beaucoup d’autres, cf. P. Shinar, 1995 ; E. Gellner, 1981 ; A. Merad, 1967 ; A. Sa‘adallah, 1990. James MCDOUGALL 283 réinterroger le rôle qu’aurait joué le mouvement de l’islâh maghrébin dans l’histoire du nationalisme, celle-ci étant conçue sous forme de téléologie, celle du « mouvement national » qui désigne simultanément, d’une part un ensemble d’acteurs humains et les structures politiques qu’ils ont pu construire à force de luttes et par une volonté héroïque, d’autre part un développement pensé comme inéluctable de la « nation », elle-même sujet – transhistorique – d’une histoire en mouvement vers une reconquête de soi, schéma qui renvoie à Hegel et qui débouche sur l’unanimisme. Je tenterais plutôt une relecture de la signification du mouvement ou parti de la réforme islamique (harakat ou hizb islâh al-dîn, auto-désignation couramment utilisée par ce mouvement) en étudiant la position intellectuelle et l’action sociale qu’assuma cette fraction importante de l’élite culturelle et intellectuelle des sociétés maghrébines vis-à-vis de la situation coloniale, des sociétés maghrébines colonisées et de leurs cultures, dans cette période cruciale qui s’étend du début du XXe siècle à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Ce faisant, il ne s’agit pas de revenir, une fois encore, sur le thème récurrent du « salut » de la culture ou de la personnalité dite « authentique » du Maghreb, par ce mouvement. En limitant la lecture à un nouvel examen critique de l’islâh, face aux sociétés et cultures auxquelles ses hommes s’adressèrent, nous entendons saisir la signification de cette réforme en tant que prise de position et prise de pouvoir symbolique. C’est ainsi que nous pourrons mieux comprendre l’historicité propre à ce mouvement, c’est-à-dire son enracinement et ses conditions d’émergence vus comme un aspect important de l’histoire à la fois sociale, culturelle et intellectuelle du Maghreb, et non comme l’avènement d’un salut, anhistorique car hors de toute histoire autre que sacrée (qu’elle soit nationaliste ou proprement religieuse). Pour construire une histoire critique de ce mouvement, il faut éviter de reproduire son propre discours ; il faut se séparer du discours réformiste pour le constituer en objet d’analyse. Il faut, tout d’abord, éviter de présumer, avec les réformistes eux-mêmes, qu’il existe un mouvement de réforme dans une société donnée parce que cette société serait affligée d’arriération ; qu’il existe un état d’arriération qui appellerait à la réforme ; que cette société a besoin de se réformer dans le sens de se rénover, de rattraper les “autres” (quels qu’ils soient) plus avancés, mais qu’elle en serait incapable et qu’il devrait y avoir une action externe ou d’en haut pour opérer ce changement nécessaire. Dans ce schéma, le retard (quelle qu’en soit la mesure) préexisterait et rendrait nécessaire la réforme. En d’autres termes, comme les idéologues de l’impérialisme l’auraient dit, comme le diraient aujourd’hui les théoriciens de la modernisation capitaliste, il y a réformisme – mouvement qui pousserait une société dite « barbare » vers la civilisation, ou un système dit « sous-développé » vers la modernité – parce qu’il y a retard, lenteur, voire arrêt et incapacité à assumer la civilisation ou la modernité. Or il se peut que l’inverse se produise, c’est-à-dire que l’on commence par constater un “état d’arriération” seulement à partir du moment où il y a un mouvement réformiste. Ce serait donc le réformisme qui crée l’arriération, État, société et culture chez les intellectuels de l’islâh maghrébin 284 pensée en tant que telle. Dans le cas des mouvements de l’islâh, ceux qui se prennent pour les pourfendeurs de l’ignorance, de la dégénérescence, de la corruption sont aussi ceux qui les ont inventées. En fin uploads/Histoire/ etat-societe-et-culture-chez-les-intelle-pdf.pdf

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  • Publié le Mai 25, 2021
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
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