Études écossaises 14 | 2011 Empire — Recherches en cours Le luth en Écosse, ess

Études écossaises 14 | 2011 Empire — Recherches en cours Le luth en Écosse, essai d’intégration à la vie musicale européenne The Lute in Scotland — Keeping in Touch with European Musical Life Jacques Tranier Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/etudesecossaises/470 DOI : 10.4000/etudesecossaises.470 ISSN : 1969-6337 Éditeur UGA Éditions/Université Grenoble Alpes Édition imprimée Date de publication : 31 mars 2011 Pagination : 147-162 ISBN : 978-2-84310-191-5 ISSN : 1240-1439 Référence électronique Jacques Tranier, « Le luth en Écosse, essai d’intégration à la vie musicale européenne », Études écossaises [En ligne], 14 | 2011, mis en ligne le 31 mars 2012, consulté le 08 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/etudesecossaises/470 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ etudesecossaises.470 © Études écossaises | 147 Jacques Tranier Université de Caen Basse-Normandie Le luth en Écosse, essai d’intégration à la vie musicale européenne Le répertoire écossais pour luth prouve que l’Écosse, en dépit de son éloignement géographique, resta au diapason de la vie culturelle conti- nentale. Le contenu des six manuscrits pour luth datant du xviie siècle reflète la nature des liens culturels que tissait l’Écosse et les circonstances historiques déterminant l’histoire musicale du pays, d’une part la vieille alliance conclue avec la France pendant la guerre de cent ans et d’autre part, le départ définitif de la cour écossaise pour Londres en 1603. La quantité de musique destinée au luth est un indice probant du statut dont jouit cet instrument incontournable dans un pays donné, et du degré d’implication musicale de ce pays dans la vie musicale en Occident. Dans l’Europe des xvie et xviie siècles, les morceaux à succès traversent constamment les frontières et connaissent nombre d’avatars. Ainsi l’ori- gine des pièces figurant dans les manuscrits écossais nous renseignera- t-elle sur le degré d’ouverture et d’intégration à l’Europe culturelle. En Écosse, la pratique du luth manifeste un assez grand degré d’indépen- dance vis-à-vis de la florissante école de luth anglaise, laquelle honnit parfois les luthistes français, alors que l’Écosse les accueille à bras ouverts, cultivant assidûment des liens avec la France. Mais en quoi le luth est-il révélateur de l’activité musicale d’un pays ? Il convient ici de toucher quelques mots du contexte qui fit du luth l’ins- trument occidental pour lequel on a écrit le plus de musique — environ 50 000 pièces, de la Renaissance à la première moitié du xviiie siècle 1. Ceci pour bien saisir en quoi le luth est l’instrument emblématique de la Renaissance, instrument dont l’importance perdura pendant tout le xviie siècle. 1. On trouve encore périodiquement des manuscrits inédits venant ajouter des pièces à un réper- toire déjà pléthorique. 148 | études écossaises 14 Le luth et sa musique en contexte Lorsque Alfred de Vigny écrit « poète prends ton luth 2 », formulation devenue aujourd’hui un poncif, il reprend à son compte l’écho affaibli au xixe siècle de ce que fut la renommée du luth, et surtout, l’alliance indissociable de la poésie et de la musique pendant des siècles. Tombé en désuétude dans la deuxième moitié du xviiie siècle, le luth retrouve peu à peu sa place à présent et son timbre délicat charme de nouveau l’ouïe de l’auditeur. À la Renaissance, le luth jouit d’un statut considérable, d’Espagne en Hongrie et d’Écosse en Sicile. On lui associe la lyre d’Apollon ou des poètes mythologiques Orphée, Arion et Amphion. La lyre d’Arion, prin- cipe de l’harmonie universelle, a des vertus magiques, capables de dé- placer des pierres ou d’amadouer les bêtes féroces, car grand s’avère son pouvoir sur les âmes et la matière. Même lorsque l’emprise de la mytho- logie antique commence à décroître au xviie siècle, le luth, instrument aristocratique par excellence, continuera d’incarner l’idéal d’élégance et de bon goût que décrit Baltassare Castiglione dans Il libro del cortegiano publié en 1528, ouvrage qui eut une importance décisive sur les mœurs aristocratiques de l’époque, et même bien plus tard. Le luth, symbole de l’harmonie universelle, est l’instrument résumant à lui seul l’esprit de la Renaissance, époque encore en partie empreinte de cosmologie médiévale avec sa symbolique et son système de corres- pondances complexes : la géométrie du luth ainsi que ses proportions font l’objet de savantes études de géométrie 3 ; de ses origines arabes 4 il conserve aussi en Occident tout un substrat métaphysique, avec les asso- ciations liées à son timbre et sa forme, l’unissant à l’ordre cosmique 5 ; ainsi ceux qui l’ouient tombent-ils sous son charme ; le luth passe pour avoir sur l’âme et les « humeurs » une influence quasi magique ; de nom- breux tableaux d’époque montrent le luth entre les mains de courtisanes, ou de femmes tout en partie dénudées signifiant symboliquement son grand pouvoir de séduction, encore que ce mode de représentation ne 2. « La nuit de mai », extrait de Les nuits (1835-1837), mai 1835. 3. Albrecht Dürer utilise le luth pour son traité des proportions De Symmetria (1538). Le luth illustre les sciences du « quadrivium » médiéval (sciences des nombres = mathématiques, astronomie, musique et géométrie). C’est le luth encore qui sert aux travaux sur le tempérament (cf. Zarlino [1517-1590], Istitutioni harmoniche, 1558) et le tempérament égal, utilisé aujourd’hui) ; l’imbrication de cercles, base de la forme donnée au luth, sert aux démonstrations en géométrie ; les motifs des rosaces de luth sont chargées de symboles. 4. Le mot « luth » est la déformation de l’arabe el oud (« le bois »), instrument dit « monoxyle », c’est-à-dire dont la caisse était à l’origine creusée dans un morceau de bois, avant d’être constituée de lattes assemblées champ contre champ. 5. Pour les Arabes, le luth est l’instrument du philosophe. | 149 le luth en écosse, essai d’intégration à la vie musicale européenne soit pas exclusif (cf. annexe 1) ; sous le pinceau des artistes, de tous les instruments, le luth est celui incarnant le plus souvent la musique et en particulier le sens de l’ouïe dont il se fait volontiers l’allégorie ; symboli- quement, la dextérité du luthiste se compare aux capacités indispensables à tout bon gouvernant pour établir des accords durables et des traités efficaces. Qu’un souverain pratique le luth devient dans pareil contexte un puissant symbole. Un grand de ce monde voyage avec ses luthistes attitrés, gage de prestige. À l’inverse, le symbole de la corde de luth cassée ou désaccordée figure la rupture de l’équilibre du monde 6. Des bourgeois aussi s’essaient au luth. Ainsi se crée un marché justi- fiant pléthore de musique imprimée, et réimprimée, dont des méthodes de luth. Les luthiers vendent des instruments à tous les prix, impor- tent, exportent, revendent des instruments d’occasion pour satisfaire la demande 7. L’abondante littérature imprimée n’exclut pas du reste la compila- tion manuscrite de pièces par des amateurs, à une époque ou l’oralité reste prépondérante, et les livres, chers. Enfin, le système de notation dit « tablature » indiquant où poser les doigts sur la touche dispense de déchiffrer des notes et permet de transposer automatiquement une pièce en changeant simplement d’instrument (cf. annexe 2). Le luth en Écosse Les seules sources de musique pour luth en Écosse consistent en manus- crits compilés par des amateurs aristocratiques. Il faut attendre la fin du xviie siècle pour voir apparaître en Écosse les premiers ouvrages de musique imprimée. Ceci contraste avec la pléthore de publications sur le continent : sans doute n’existait-il pas un public d’amateurs suffisant, en dehors de la cour, pour justifier l’édition de recueils de musique pour luth 8. 6. Voir, entre autres nombreuses allusions au luth, le discours d’Ulysse dans Troilus and Cressida : « Untune that string, and hark, what discord follows » (acte I, scène 3). 7. Des inventaires d’ateliers de familles de luthiers célèbres (les Frei et les Tieffenbrücker) mon- trent que la sous-traitance d’éléments destinés au luth (chevilles, rosaces, côtes), en provenance de Füssen en Allemagne, est chose courante, de proportion industrielle, faisant la part belle à l’assem- blage. Lyon compte pas moins de six facteurs de luth, dont un membre de la famille Frei, chez qui on trouve 350 luths terminés et des centaines en cours ; un inventaire dressé chez les Tieffenbrücker en 1621 montre 400 luths faits, 200 en cours ainsi que le matériau pour 1 000 autres. On cite aussi l’exemple d’un luthier parisien qui reçut une commande de 200 luths en une seule fois… 8. La tablature est un système de notation musicale qui permet au musicien de déchiffrer direc- tement la musique sur l’instrument sans recourir à un chiffrage des hauteurs de son : « une partition de doigtés », en quelque sorte (cf. annexe 1). 150 | études écossaises 14 Les six manuscrits écossais (cf. annexe 3) couvrent l’ensemble du xviie siècle jusqu’en 1700 : ils regroupent 160 airs traditionnels écossais, soit 40 % du total, représentant environ 400 pièces. Ces manuscrits portent en général le nom du compilateur 9. Détail symptomatique, ces compi- lateurs ont parfois eu des liens directs avec le continent, notamment la France : Robert Gordon of Straloch, compléta ses études à uploads/Histoire/ etudesecossaises-470.pdf

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  • Publié le Sep 27, 2021
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
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