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’recherche famines L’ H i s t o i r e N ° 3 8 3 j a n v i e r 2 0 1 3 78 L es famines qu’a connues récem- ment et que connaît encore le monde aujourd’hui peuvent-elles nous permettre de mieux comprendre celles du Moyen Age ? C’est à partir de cette interro- gation que nous nous proposons de relire les crises alimentaires qui ont frappé l’Eu- rope autour de 1300 et qui constituent les premiers symptômes de la dépression du bas Moyen Age. Ces séries de disettes com- mencent dans les an- nées 1270 et culmi- nent avec la « grande famine » qui ravage l’Europe du Nord- Ouest de 1314 à 13181 ; elles se renouvel- lent encore jusqu’à une autre année terri- ble, 1347, la seule où tout le continent est frappé. Leur origine habituelle est une mauvaise récolte, qui provoque une hausse des prix du blé. Lorsque plusieurs années médiocres s’enchaînent, on aboutit à des situations de famine véritable. La faim n’est certes pas une nouveauté à la fin du xiiie siècle : elle a rôdé à travers l’Europe tout au long de la phase de croissance économique et dé- mographique entamée dès le viiie siècle et qui s’achève alors. En cas de mauvaise récolte, les affamés meurent de faiblesse, après avoir épuisé tous les expédients. En témoigne cette description par Raoul Glaber de la famine de 1031-1033 : « Au moment de la récolte les champs étaient couverts de mauvaises herbes. […] Le muid de grain monta à 60 sous. Quand il n’y eut plus d’animaux à manger, les hommes, te- naillés par la faim, se nourrirent de charo- gnes et d’autres choses immondes. Ils allè- rent jusqu’à dévorer de la chair humaine. Les voyageurs, attaqués par des hommes plus robustes qu’eux, étaient découpés, cuits et mangés. En plus d’un endroit on déterra les cadavres qui servirent eux aussi à apai- ser la faim. On vit même quelqu’un porter de la chair humaine cuite au marché de Tournus pour la vendre2. » La charité et les stocks des riches ne suffisent pas à atté- nuer la pénurie, et le marché ne tient en- core qu’une place marginale. Cependant, au ixe siècle déjà, Charlemagne légiférait sur le prix du blé et interdisait la spécula- tion, ce qui témoignait pour le moins d’une conscience des mécanismes de la pénurie, sinon d’une capacité effective à les maîtriser. Pourquoi on a faim La nature des famines semble évoluer vers la fin du xie siècle au plus tard. Guibert de Nogent, un des chroniqueurs les plus perspicaces de ce temps, analyse la pénurie en termes de spéculation, et les Crédit L’auteur Professeur d’histoire médiévale à l’École normale supérieure de Paris, François Menant a notamment publié L’Italie des communes, 1100-1350 (Belin, 2004) et vient de faire paraître Les Disettes dans la conjoncture de 1300 en Méditerranée occidentale (études réunies avec Monique Bourin et John Drendel, École française de Rome, 2012). Page de droite : des pauvres affamés sont secourus aux portes de Florence pendant la famine de 1329 (miniature du xive siècle, bibliothèque de Florence). Les séries de disettes commencent dans les années 1270, culminent en 1314-1318 et se renouvellent jusqu’à une autre année terrible, 1347 Du Moyen Age à aujourd’hui Mille ans de famines Les famines du Moyen Age prennent un autre visage quand on les analyse à la lumière des crises alimentaires de notre temps. Moins meurtrières qu’on ne l’a cru, elles sont aussi beaucoup moins « naturelles » que « sociales ». Par François Menant Décryptage Historien du monde rural italien, François Menant a participé à une enquête collective sur les pénuries alimentaires du tournant des xiiie et xive siècles (École française de Rome). S’interrogeant sur le mécanisme de ces famines, il s’est tourné vers les éléments d’explication des famines modernes et contemporaines. Celles-ci sont en effet mieux connues depuis une quarantaine d’années, en particulier grâce aux travaux de l’économiste Amartya Sen. L’ H i s t o i r e N ° 3 8 3 j a n v i e r 2 0 1 3 79 Crédit ’recherche famines L’ H i s t o i r e N ° 3 8 3 j a n v i e r 2 0 1 3 80 Malgré les progrès techniques (comme la faux, visible sur cette miniature du xve siècle), l’économie médiévale reste dépendante de la qualité des moissons. Page de droite : le marché au d’Orsan­ michele, à Florence, en temps d’abondance (enluminure du xive siècle, Livre du Biadaiolo). Les échanges qui ont lieu dans la halle aux grains sont pacifiques et placés sous la protection de l’esprit saint. La disproportion entre le nombre de personnages et les quantités de blé matérialise l’abondance. ondes de famine qui parcourent périodiquement le continent suggèrent qu’il existe dès lors, au moins dans les régions les plus urbanisées, une circula- tion à longue distance de denrées et d’informations ou de rumeurs sur les prix. Les secours aussi bien que les pénuries se propagent, sous des formes que l’on distingue encore mal3. Sans être donc un phénomène nouveau, les fa- mines deviennent après 1270 plus graves et plus fréquentes4 ; particulièrement nombreuses et in- tenses durant les trois quarts de siècle suivants, el- les persistent dans la seconde moitié du xive en dé- pit de l’hécatombe provoquée par la peste de 1348. Cette aggravation des problèmes alimentaires était jusqu’ici classiquement interpré- tée sur un mode malthusien : la croissance démographique qui a multiplié par deux ou trois la po- pulation européenne au cours des siècles précédents, la portant à 70 ou 80 millions de personnes, se heurterait à la fin du xiiie siècle à un plafond de ressources dû à l’in- capacité à augmenter les surfaces cultivées et la productivité agricole. Dès lors, les accidents climatiques se traduiraient par des pé- nuries de plus en plus graves, comme c’est le cas pour les trois années torrentielles qu’ont subies la Flandre et l’Angleterre en 1314-1318. Cette ana- lyse a aussi une version marxiste, qui intègre le pré- lèvement seigneurial comme facteur supplémen- taire de déséquilibre. Ces interprétations d’une simplicité convain- cante ont été élaborées par quelques grands mé- diévistes, menés par Michael Postan et Georges Duby, dans les années 1950 et 1960 ; c’était l’épo- que où l’on pouvait penser que l’humanité allait dé- finitivement échapper à la faim, grâce aux progrès de l’agriculture et des communications, et l’expli- cation malthusienne des famines du passé cadrait bien avec cette perspective évolutive. Mais nous constatons aujourd’hui qu’il n’en a rien été : en ce début du xxie siècle, les ressources de la planète devraient suffire à tous ; et pourtant sur ses 7 mil- liards d’habitants, plus de 2 milliards ne disposent pas des 2 700 kilocalories journalières considérées comme le minimum d’une alimentation correcte, 850 millions d’entre eux, avec moins de 2 200 kilo- calories, souffrent constamment de la faim, et plus de 20 000 en meurent chaque jour5. Ce constat du retour contemporain de la faim, hélas banal, a été transformé en observation scien- tifique par une école d’économistes, de sociologues et d’historiens, auxquels l’œuvre d’Amartya Sen a ouvert la voie (cf. p. 00). De ces situations actuelles, le Moyen Age est moins éloigné qu’on ne le croit. Le fait qu’une partie importante de l’économie européenne fonctionne comme un marché, depuis le xiie siècle au plus tard, s’avère important pour expliquer le déroulement et les modes de résolution des pé- nuries. L’urbanisation, très forte jusqu’à la fin du xiiie siècle, est un facteur décisif de cette évolution : le pays le plus urbanisé, l’Italie, compte alors 2,5 à 3 millions de citadins sur un total de 12,5 millions d’habitants, et en Toscane ils doivent être presque aussi nombreux que les ruraux. Ces millions de ci- tadins doivent acheter leur nourriture : du pain, pour l’essentiel, à raison d’une consommation in- dividuelle moyenne estimée à 3 à 4 hectolitres de blé par an, soit environ 225 à 300 kg (ces chiffres concernent le froment, qui est la céréale préférée des riches et des citadins, mais aussi la plus chère ; ils sont légèrement différents pour les autres espè- ces de blés). Ils paient avec les salaires qu’ils reçoi- vent dans les fabriques où ils sont employés. Les prix sont donc désormais un facteur central du pro- Notes 1. Cf. W. C. Jordan, The Great Famine: Northern Europe in the Early Fourteenth Century, Princeton University Press, 1992. Un muid équivaut à 100 ou 200 lires selon les régions à cette époque. 2. Raoul Glaber, Histoires. T. IV, vol. 11, éd. et trad. M. Arnoux, Brepols, Turnhout, 1996. L’économie médiévale fonctionne déjà comme un marché, plaçant le prix au cœur des crises L’ H i s t o i r e N ° 3 8 3 j a n v i e r 2 0 1 3 81 blème alimentaire. Les grandes villes comme Florence, Venise, Barcelone, Paris ou celles de Flandre se procurent une bonne partie du uploads/Histoire/ famines-2012 1 .pdf

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  • Publié le Mar 25, 2021
  • Catégorie History / Histoire
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