François Menant Les transformations de l’écrit documentaire entre XIIe et XIIIe
François Menant Les transformations de l’écrit documentaire entre XIIe et XIIIe siècles dans Écrire, compter, mesurer. Vers une histoire des rationalités pratiques, sous la direction de Natacha Coquery, François Menant et Florence Weber, Paris, Editions rue d‟Ulm, 2006, p. 33-50. L‟objet de cette contribution est de faire le point sur ce que nous savons du développement de l‟écrit documentaire1 au cours du Moyen Âge, tout particulièrement à une époque charnière, entre XIIe et XIIIIe siècles, dont l‟importance me paraît avoir été mise en valeur par plusieurs des études qui se sont intéressées à ce thème depuis une vingtaine d‟années. Préparé pour une rencontre interdisciplinaire, et à la manière d‟une introduction à des études de cas, ce texte a nécessairement un caractère assez général : les médiévistes n‟y apprendront sans doute pas grand-chose, et je me borne à espérer qu‟il aura quelque utilité dans le dialogue entre spécialistes de domaines différents qu‟ont voulu promouvoir les organisateurs de la rencontre2. 1 J‟ai choisi de désigner l‟objet de mon propos comme l‟« écrit documentaire » (ou «écriture documentaire»), expression qui m‟a paru plus explicite qu‟« écriture pratique » ; on trouvera cette dernière formulation dans d‟autres contributions à ce volume. J‟entends néanmoins « écrit documentaire » exactement dans le sens défini pour la pragmatische Schriftlichkeit par H. Keller dans l‟introduction à H. Keller, K. Grubmüller et N. Staubach (éd.), Pragmatische Schriftlichkeit im Mittelalter. Erscheinungsformen und Entwicklungsstufen, Munich, W. Fink Verlag, 1992 (Münstersche Mittelalter-Schriften, Bd. 65), p. 1 : «sous le terme de pragmatisch nous entendons toutes les formes d‟utilisation de l‟écriture et de textes qui servent immédiatement à des affaires pratiques (zweckhaftem Handeln dienen) ou qui veulent orienter l‟activité humaine par la mise à disposition de connaissances ». « Écriture ordinaire » est parfois aussi utilisé en français pour ce genre de documentation : D. Fabre (éd.), Écritures ordinaires, Paris, 1993. 2 Étant donnée l‟ampleur des champs de recherche que je suis amené à balayer dans cette contribution, j‟ai dû renoncer à une bonne partie des références bibliographiques qui auraient pu être citées. J‟essaie cependant de fournir un ou deux points de départ pour une recherche d‟information complémentaire sur chacun des thèmes abordés. De bonnes vues d‟ensemble sont fournies par R. C. Van Caenegem, Introduction aux sources de l’histoire médiévale (coll. Corpus christianorum. Continuatio mediaevalis), Turnhout, Brepols, 1997, ou, plus rapidement mais plus brillamment, par O. Guyotjeannin, Les sources de l’histoire médiévale, Paris, Le Livre de Poche Références, 1998. Autre introduction, dans un genre différent, dans l‟article de J. Morsel, « Ce qu‟écrire veut dire au Moyen Âge… Observations préliminaires à une étude de la scripturalité médiévale », dans ce même volume, avec une riche bibliographie. Remarquables réflexions sur le Menant 2 Il faut commencer par rappeler la donnée majeure qui domine toutes les perspectives évoquées dans les contributions des médiévistes à ce colloque : entre le début et la fin du Moyen Âge on passe d‟un monde qui fonctionne globalement sans écrit documentaire, sauf dans des secteurs extrêmement limités, à un autre monde, où l‟écrit domine tous les champs de la vie –même si des pans entiers de la société peuvent encore vivre sans y avoir recours directement3. Globalement, il faut bien situer pour nos collègues non médiévistes cette différence entre les spécialistes du haut Moyen Âge, qui travaillent sur quelques dizaines de documents pour une région ou un thème donnés, et ceux du bas Moyen Âge, qui en ont des dizaines de milliers à leur disposition. Ce point de départ de mon exposé constitue le B-A BA pour les médiévistes, mais suscite néanmoins des débats et des perplexités depuis quelques années : l‟extrême rareté de l‟écrit documentaire dans la société du haut Moyen Âge est en fait un peu discutée, et je vais y revenir tout à l‟heure. Pour le moment, j‟ai besoin d‟une base pragmatique pour ma contribution, et il me semble que, sans entrer dans la controverse, on peut présenter les choses de façon équilibrée en disant que l‟usage de l‟écrit documentaire reste limité avant le XIIe siècle à des milieux bien particuliers et principalement ecclésiastiques, et à un groupe de dirigeants laïcs extrêmement restreint dans le temps et dans l‟espace (pour l‟essentiel la cour royale de l‟époque carolingienne, entre le milieu du VIIIe et le courant du Xe siècle). La maîtrise de l‟écrit documentaire qu‟acquièrent ces quelques dizaines ou centaines de personnes constitue un aspect de la « renaissance carolingienne », où se croisent la préoccupation culturelle et la préoccupation administrative4. Quelques grands monastères offrent des préfigurations monumentales des grands genre de documentation dont il sera question ici dans P. Cammarosano, Italia medievale. Struttura e geografia delle fonti scritte, Rome, La Nuova Italia Scientifica, 1991. Une présentation détaillée de chaque type de source est offerte par les fascicules de la Typologie des sources du Moyen Âge occidental, L. Génicot (dir.), Turnhout, Brepols, depuis 1972. Plusieurs des genres documentaires dont il sera question sont commodément présentés et illustrés par R. Fossier, Sources de l’histoire économique et sociale du Moyen Âge occidental, Turnhout, Brepols, 1999. 3 J‟exprime à nouveau cette idée avec les mots de H. Keller, Pragmatische Schriftlichkeit…, p. 2 : on passe d‟une société de « partiellen Schriftlichkeit » à une société de « tendenziell allgemeinen Schrifltlichkeit ». 4 Voir par ex., au sein d‟une vaste bibliographie : R. Mc Kitterick, The Carolingians and the Written Word, Cambridge, 1989 ; Ead. (éd.) The Uses of Literacy in Early Medieval Europe, Cambridge, 1990. Menant 3 écrits de gestion du XIIIe siècle avec leurs polyptyques, ou inventaires de domaines, et leurs Libri traditionum, où sont recopiées les donations : l‟innovation documentaire n‟est pas étrangère en effet à la constitution, dans le Nord-Ouest de l‟Europe surtout, d‟exploitations foncières fonctionnant selon des méthodes nouvelles et plus rentables, dans lesquelles l‟écrit joue un rôle important5. En dehors même de ce foyer bien particulier et somme toute assez restreint d‟écrit documentaire, il y a sur ses marges géographiques ou chronologiques des régions où l‟on écrit beaucoup et ce bien avant le XIIe siècle, comme la Catalogne ou l‟Italie, où les notaires sont déjà présents pour produire la mémoire écrite d‟une partie certainement non négligeable des transactions, même dans des milieux relativement modestes. Des recherches récentes, tels que les recueils de travaux publiés par l‟École des Chartes sur les cartulaires et sur « les pratiques de l‟écrit documentaire au XIe siècle »6, montrent aussi que l‟effort documentaire n‟a pas subi une éclipse complète entre les grandes réalisations carolingiennes et celles de la fin du XIIe siècle. Les genres documentaires qui sont alors mis au point par les administrateurs monastiques témoignent d‟une réflexion sur la pratique de l‟écrit comme outil de la gestion domaniale : les principaux de ces outils sont le cartulaire, recueil de copies des chartes d‟un monastère, et le censier, inventaire de domaines et de ressources qui peut tourner au début du XIIe siècle, selon l‟expression peut-être hardie employée récemment, à la « proto-comptabilité ». Le témoignage majeur des préoccupations et des capacités de ce temps reste le Domesday Book (1086), recensement des ressources de l‟Angleterre d‟après la conquête normande, 5 Sur ce point encore la bibliographie est immense, et les publications de grands inventaires carolingiens ont été nombreuses ces dernières années. Voir par ex. A. Verhulst (éd.), Le grand domaine aux époques mérovingienne et carolingienne, Gand, 1985 (Centre belge d‟histoire rurale. Publications, 81) ; Id., Rural and Urban Aspects of Early Medieval Northwest Europe, Aldershot, Variorum, 1992, articles I-VI ; J.-P. Devroey, Études sur le grand domaine carolingien, Aldershot, Variorum, 1993 ; R. Fossier, Polyptyques et censiers, Turnhout, Brepols, 1978 (Typologie des sources…, 28). 6 O. Guyotjeannin, L. Morelle et M. Parisse (éd.), Les cartulaires. Actes de la table ronde organisée par l’École des Chartes et le GDR 121 du CNRS (Paris, 5-7 décembre 1991), Paris-Genève, Droz, 1993 (Mémoires et documents de l‟École des Chartes, 39) ; Eid. (éd.), Pratiques de l’écrit documentaire au XIe siècle, Bibliothèque de l’École des Chartes, 155 (1997), p. 7-339. Menant 4 unique sans doute par son ampleur, mais fondé sur des inventaires locaux qui témoignent d‟un intérêt diffus pour la confection de ce genre de documents7. La diffusion de l‟écrit documentaire autour de 1200 a donc des précédents importants, mais qui restent relativement limités. D‟autre part, le tournant majeur qui se place dans la documentation entre la fin du XIe et le début du XIVe siècle, et surtout dans les décennies qui entourent 1200, n‟est pas seulement quantitatif : il consiste aussi –non sans analogies avec la première floraison d‟écrits de gestion, aux temps carolingiens- en l‟élaboration de types documentaires nouveaux, orientés vers des buts pratiques. Hagen Keller a depuis une quinzaine d‟années analysé cet essor documentaire en développant l‟idée qu‟il correspond à de nouvelles formes de « pratique de la rationalité »8, « en particulier l‟« esprit de bilan » : c‟est le « tournant pratique » (« pragmatische Wende ») du XIIe siècle, qui s‟annonce au XIe et s‟épanouit au XIIIe siècle. C‟est un moment décisif dans l‟histoire de l‟écrit en Occident9. Ma communication uploads/Histoire/ les-transformations-de-l-x27-ecrit-documentaire-entre-xiie-et-xiiie-siecles-menant.pdf
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- Publié le Mar 09, 2022
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