4/4/2020 Lionel Ruffel : Qu’est-ce que le contemporain ? www.vox-poetica.org/t/
4/4/2020 Lionel Ruffel : Qu’est-ce que le contemporain ? www.vox-poetica.org/t/articles/ruffel2010.html 1/14 ACCUEIL ARTICLES ENTRETIENS DOSSIERS SFLGC REVUE « QU’EST-CE QUE LE CONTEMPORAIN ? » ** Lionel Ruffel Université Paris VIII Il est des notions que l’on utilise sans y prendre garde. Des notions dont on imagine qu’il n’est pas nécessaire de les penser, de les définir, de les critiquer. Des notions qui ont miraculeusement échappé au mouvement d’enquête et de déconstruction métacritiques du siècle dernier. Des notions faibles sûrement, en tout cas de faible intensité, qui se tiennent aux marges des grandes querelles. Des notions qui finissent parfois par s’imposer, doucement, à l’ombre de débats plus spectaculaires. Et puis un jour elles sont là, incontestablement présentes, curieusement incontestées, et il faut reprendre le travail. « Contemporain » est une de ces notions, un de ces impensés de la tradition esthétique que ce volume souhaite explorer. En posant une question aussi frontale que curieuse : « Qu’est-ce que le contemporain ? » On a dans un premier temps envie de l’évacuer d’un revers de main en répondant : « le contemporain, c’est cela, cela qui passe, cela que nous vivons ». Et d’ajouter tout aussi brutalement, le contemporain, c’est le fugitif sans l’éternel, pour reprendre les termes célèbres de Baudelaire évoquant la modernité1 ; l’existant fugace, l’instant qui passe et ne revient pas. Dans ces conditions, le contemporain n’est pas une catégorie sérieuse, du moins pour le champ épistémologique. Pourtant c’est une non-catégorie qui se porte bien et surtout qui ne s’est jamais aussi bien portée qu’aujourd’hui. Car pour une détermination partielle, sans qualités (le contemporain ne se suffit pas à lui seul, on est contemporain de « quelque chose »), elle s’est imposée là où il est le plus difficile de s’imposer, par exemple dans le monde universitaire et académique. Il existe désormais des professeurs ou des cours de littérature contemporaine, de philosophie contemporaine, d’histoire contemporaine, d’histoire de l’art contemporain, pour en rester aux disciplines qui sont le plus souvent convoquées dans ce volume. Et ceux qui vox-poetica Lettres et sciences humaines 4/4/2020 Lionel Ruffel : Qu’est-ce que le contemporain ? www.vox-poetica.org/t/articles/ruffel2010.html 2/14 sont en charge de ces disciplines se voient poser systématiquement non pas la question qui préside à ce volume mais celle-ci tout à la fois irritante et légitime : « le contemporain, c’est à partir de quand exactement ? » Limites du contemporain Légitime pour commencer. Cette question manifeste un présupposé critique traditionnel qui suppose une périodisation. Elle s’inscrit dans l’histoire de la pensée esthétique et historique qui, dès l’Antiquité, pense la temporalité et l’historicité en termes d’âges ou d’époques. A première vue, cette idée est rassurante : le contemporain ne serait donc pas ce fugitif, ce transitoire, sans l’éternel que nous évoquions. Le contemporain serait un âge, une époque, une période (ces termes n’étant pas tout à fait synonymes). On sait cependant que cette vision téléologique et séquentielle de l’histoire a été considérablement remise en cause dès le XIXe siècle dans les arts et durant le XXe siècle dans la théorie. Aimantée par la théorie du choc et de l’événement, du grandiose, du spectaculaire, des grands hommes, c’est une vision qui fait la part belle à une histoire globale avec centre et périphéries, dominants et dominés, s’intéressant à la prédominance des premiers, que les seconds ne feraient que suivre (le contemporain dans ce cas serait localisé précisément, et le reste du monde serait à sa suite). Par ailleurs, pour les raisons précédemment évoquées, c’est le caractère relativiste de cette vision qui paraît le plus gênant. Que constitue en effet le début d’une période ? En général un « grand-événement-historique », ou un « chef-d’œuvre-considérable », relevant d’une logique de l’exemple et de la rupture. On mesure le caractère contestable de cette logique. Ainsi, certains font de l’après-deuxième guerre mondiale le début du contemporain. Mais d’autres évoquent plus précisément mai 68. Et lorsqu’une date s’impose, elle est parfois motivée par diverses raisons. Ainsi on peut imaginer des historiens et des chercheurs en littérature se disputer pour savoir si ce qui fait date en 1989, c’est la chute du mur de Berlin ou bien la mort de Samuel Beckett. On sait par ailleurs que les limites des grands événements historiques sont difficiles à déterminer, que les chefs d’œuvre considérables ne s’imposent pas forcément à la date de leur publication ou de leur exposition. Bref, ceux qui répondent à la question « Quand commence le contemporain ? » nous en apprennent plus sur eux-mêmes que sur l’histoire. Deuxième objection soulevée par cette périodisation : son « présentisme »2, car il va de soi, pour ceux qui posent cette question, que le contemporain est leur contemporain, précédé d’une période à déterminer. Mais rappelons cette évidence : la littérature, la philosophie, l’art contemporains sont conceptualisables à d’autres époques que la nôtre, y compris lorsque le terme n’est pas utilisé. Baudelaire et Zola, grands critiques littéraires et critiques 4/4/2020 Lionel Ruffel : Qu’est-ce que le contemporain ? www.vox-poetica.org/t/articles/ruffel2010.html 3/14 d’art ne cessent d’évoquer leur(s) contemporain(s)3, font même usage du mot, de même que Diderot et Goethe avant eux. Et poursuivant cette idée, il faut rappeler que depuis bien longtemps désormais (il faudrait revenir sur ce « bien longtemps »), les penseurs, les artistes, les écrivains ont intégré leur présent et le présent dans leur fabrique esthétique et conceptuelle. Depuis bien longtemps donc, ils sont conscients d’inventer une tradition dans le même temps qu’ils héritent d’une ou de plusieurs. Dans le domaine littéraire par exemple, un phénomène est remarquable du point de vue d’une histoire longue et interconnectée, c’est l’utilisation de la langue vulgaire, ou populaire (selon les aires géographiques et linguistiques) qui contemporanéise l’horizon d’attente des livres. Si bien qu’on pourrait conclure que le contemporain a toujours existé (ce qui rend sa pensée difficile). Mais il faut être prudent avec cette formulation car elle suppose une coïncidence plus ou moins grande entre des événements (historiques ou artistiques) et une communauté de réception. Or, cette coïncidence n’a rien d’évident, ni dans le temps ni dans l’espace. Ainsi, si l’on cède à la tentation critique de dire que le contemporain a toujours existé, et qu’il ne faut pas le limiter à notre histoire récente, il faut cependant rappeler que, dans tous les cas, il faut prendre en compte la nature de l’espace public en jeu4. Qui a le droit de parler ? A quel moment ? Pour quel(s) destinataire(s) ? La contemporanéité ne se mesure qu’au regard d’un « ordre du discours ». On se rappelle peut-être la définition très forte qu’en donne Michel Foucault dans sa leçon inaugurale au Collège de France : « Je suppose que dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité. […] On sait bien qu’on n’a pas le droit de tout dire, qu’on ne peut pas parler de tout dans n’importe quelle circonstance, que n’importe qui enfin, ne peut pas parler de n’importe quoi. »5 C’est au travers de ce filtre que doit être compris la contemporanéité. Elle est ainsi bien souvent interdite aux contemporains d’une œuvre ou d’une politique, remettant ainsi en cause l’aspect transhistorique de la notion. Suivant la même logique, l’histoire des traductions abonde en cas de perceptions et d’effets décalés, lorsqu’un texte traduit modifie considérablement un champ littéraire national plusieurs dizaines d’années après avoir été écrit ailleurs6, dans un autre cadre, à une autre époque. Il faut ainsi prendre en compte un contemporain de la réception tout autant que de la création. Bref, on le voit : si le présentisme et le regard centré sur notre contemporain comme contemporain n’est guère satisfaisant, il faut se méfier de formules généralisantes et critiques postulant la permanence anhistorique du contemporain. 4/4/2020 Lionel Ruffel : Qu’est-ce que le contemporain ? www.vox-poetica.org/t/articles/ruffel2010.html 4/14 Enfin, il faut rappeler que la contemporanéité avec une époque demeure hautement problématique, dans la mesure où elle est susceptible d’une appréciation subjective. Pensons à ces écrivains, ces artistes, ces penseurs qui se sentent beaucoup plus contemporains de leurs devanciers que de leurs contemporains générationnels7. Que l’on pense à Nietzsche bien entendu, et son concept d’inactuel, si capital pour penser la concordance des temps. Mais aussi à Baudelaire dont la modernité est à la fois passion et critique du présent. Plusieurs contemporanéités pourraient ainsi entrer en concurrence. De la même manière (relativité), il faut se souvenir que la contemporanéité possède elle-même une historicité variable. Si l’on a tendance à se sentir désormais contemporain de sa génération, il fut un temps où le siècle était le référent majeur (voir exemplairement Charles Perrault et son poème Le Siècle de Louis le Grand (1687)) ; dans quelques cas, rares mais bien réels (les dynasties chinoises par exemple) des périodes s’étalant sur plusieurs siècles posaient les limites de co-présence au monde. Bref, cette rapide sophistique nous apprend deux choses : qu’on ne peut pas uploads/Histoire/ lionel-ruffel-qu-x27-est-ce-que-le-contemporain-pdf.pdf
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- Publié le Jan 02, 2022
- Catégorie History / Histoire
- Langue French
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