Anne Sauvagnargues : Machines désirantes -1 Machines techniques et machines soc

Anne Sauvagnargues : Machines désirantes -1 Machines techniques et machines sociales La conception de la machine mise en œuvre dans l’Anti-Œdipe reprend les travaux de Guattari depuis 1969. La machine oppose à la structure son caractère vitaliste, mécaniste et historique : elle n’est pas structurelle et autorégulée mais historique, ouverte sur l’extérieur[1]. Guattari lui affecte la fonction typiquement lacanienne d’« opération de détachement d’un signifiant comme différenciant »[2] mais il donne à cette opération une existence sociale, à travers Leroi-Gourhan et surtout Mumford, qui inaugure le terme de « machine sociale » dans un article paru en traduction française dans la revue Diogène en 1966[3]. Dans cet article, Mumford réfléchit sur les prouesses technologiques des premiers empires à forte centralisation, sous l’angle de leurs grandes réalisations architecturales (pyramides égyptiennes, ziggurats mésopotamiens). Partant d’une analyse assez classique de l’architecture despotique, Mumford la transforme en décrivant l’efficacité constructive de ce mode de production social sur le plan d’une cinématique des forces. Le gigantisme, le caractère prométhéen de ces réalisations collectives exige qu’on considère ce type d’organisation sociale comme une « mégamachine ». Il s’agit bien d’une machine au sens technologique du terme, et Mumford s’appuie sur la définition classique de Reuleaux, présentant la machine comme ce qui « combine des éléments solides fonctionnant sous contrôle humain pour transmettre un mouvement et exécuter un travail »[4]. L’innovation de Mumford consiste à dépasser le cadre de l’individu technique (une machine simple ou complexe, comme artefact individué) pour appliquer cette définition technologique au corps social lui-même. Le machinal déborde l’artefact – l’individu machine construit de main d’homme – mais se caractérise toujours comme rapport force/déplacement, transmettant un mouvement et exécutant un travail, sous contrôle humain. Simplement il s’agit d’une « machine humaine »[5], mégamachine puisqu’elle déborde les machines individuelles et prend en compte l’organisation du travail au niveau du corps social lui-même, articulant des éléments solides (matériels et humains) pour transmettre un mouvement (musculaire) et exécuter un travail (les grandes réalisations collectives) sous contrôle humain (pouvoir despotique s’exerçant sous forme musculaire armée, et neuromotrice par transmission de l’information). Mumford applique donc le qualificatif de machine à la machine sociale. Selon lui, la « machine humaine collective a fait son apparition à peu près à la période de la première utilisation industrielle du cuivre », et s’est transmise par l’intermédiaire d’agents humains pendant cinq mille ans avant de prendre la forme « non-humaine », mais tout aussi « despotique », qui caractérise notre technologie moderne[6]. Avant l’apparition des moulins à eaux du XIVe siècle, la mégamachine ou machine humaine (« machine royale ») à moteur musculaire n’a pas d’équivalent en termes de réalisation et de capacité de production. Si elle fonctionne par coercition politique et différence de classe[7], dissipant d’énormes quantités de souffrance humaine dans des conditions sociales effrayantes, sur le plan constructif, son efficacité n’est pas contestable. Avec Mumford, ce n’est donc plus la technique qui apparaît comme dispositif social, mais à l’inverse, le dispositif social qui apparaît comme technologique au sens fort : machine à information transformant l’énergie musculaire en travail avec forte dissipation d’énergie sociale. On ne peut donc se contenter d’une définition classique de la machine comme « porteuse d’outil », ni de la généalogie qui en fait l’héritière de l’outil[8] – la machine est d’emblée porteuse d’humain, qu’elle agence selon un mécanisme contraignant, en vue de drainer l’énergie collective pour la réalisation d’un travail social. Mumford propose donc une théorie des civilisations qui intègre ses dispositifs techniques, réclame une véritable histoire des techniques sous l’angle technologique, scientifique et social, et c’est à lui que Deleuze et Guattari doivent le concept de la culture comme « machine sociale »[9]. Mais ils apportent à cette théorie une extension qui conduit à sa transformation. Mumford limitait l’application de cette formule aux seuls royaumes et empires archaïques disposant d’énormes réserves de main d’œuvre qu’il appelle « machine royale ». Deleuze et Guattari refusent de limiter la portée de son analyse à cet état sociopolitique, qui correspond à ce qu’ils appellent « l’institution despotique barbare », et l’étendent à tous les corps sociaux. De la définition de la machine que Mumford reprenait à Reuleaux, Deleuze et Guattari ne prélèvent que la fonction de captation, section et codage d’un flux, la transmission mécanique et la production d’une énergie sociale. Qu’il s’agisse là de machine à bâtir, et d’un état sociopolitique dépendant d’un type d’organisation sociale caractérisant les empires despotiques et produisant du travail, cela n’est qu’une application sous telles conditions déterminées. La vocation architecturale, le diagramme de forces dégageant du travail n’ont rien de déterminants en eux-mêmes, et peuvent prendre d’autres formes. En particulier, certaines machines sociales se révèlent inaptes à produire du travail, parce que ses conditions (étatiques) manquent[10]. La fonction travail, et le mode sous lequel elle s’exerce ne sont pas déterminants. La machine est ce qui permet, sous telles conditions déterminées, que le dispositif social prenne la forme technologique de la « machine royale » selon Mumford, ou celle des sociétés sans État, du capitalisme industriel ou de la technologie récente. On retient de Mumford l’extension au social ; le travail et l’outil deviennent des variables du phylum machinique dont dépendent les machines sociales. « Machinant » des hommes et des outils, « le phylum machinal pré-capitaliste [la machine royale] n’a pas besoin de passer par des “machines techniques” »[11]. Ces différences modales n’affectent pas la définition de la machine comme ce qui produit un agencement social, au sens très général des synthèses productives définies plus haut. [1] GUATTARI, « Machine et structure », art. cit., p. 50. [2] GUATTARI, « Machine et structure », art. cit., p. 53. Cette formulation articule le « signifiant » lacanien et le « différenciant » de Logique du sens. [3] Lewis MUMFORD, « La première mégamachine », in Diogène, n° 55, juillet-septembre 1966, Gallimard, p. 3- 20 ; cité AO, 165. L’expression est introduite p. 5. Deleuze et Guattari citent également son ouvrage classique, La cité à travers l’histoire, 1961, tr. fr. Guy et Gérard Durand, Paris, Seuil, 1964, mais ne se réfèrent pas à l’ouvrage plus ancien Technique et civilisation, 1934, tr. fr. Denise Moutonnier, Paris, Seuil, 1950. [4] REULEAUX, Directeur de l’Académie industrielle de Berlin, est l’un des fondateurs de la Cinématique : il publie à la fin du XIXe la Cinématique. Principes fondamentaux d’une théorie générale des machines, tr. fr. A. Debize, Ingénieur des manufactures de l’État, Paris, Librairie F. Savy, 1877. [5] MUMFORD, « La première mégamachine », art. cit., p. 5. Voir aussi AO, 165, 263 et MP, 533 et 571. [6] MUMFORD, « La première mégamachine », art. cit., p. 3. Mumford reprend l’analyse classique du machinisme déclassant l’énergie musculaire humaine, en ayant recours aux sources autrement plus puissantes d’énergie inorganiques (eau et vent, puis vapeur, électricité, etc.). « Forme non humaine » implique qu’en passant de l’industrie à l’automation, l’homme servomoteur, relais pour faire agir la machine, est également rendu obsolète, dans la mesure où son dispositif neurosensoriel est intégré à la machine elle-même (capteurs, senseurs et programmes informatiques). Leroi-Gourhan interprète la même séquence en y voyant une extériorisation des fonctions humaines, ostéomusculaires, puis neurosensorielles (LEROI-GOURHAN, Le geste et la parole, op. cit.). Dans la mesure où il la comprend comme une « libération » (une extranéation) de la structure corporelle organique, Leroi-Gourhan est une sources importantes pour l’usage du concept de « déterritorialisation » dans Mille plateaux ; mais Deleuze et Guattari refusent l’aspect téléologique que comporte cette « libération », qui suppose une unité organique, et fait de la technique le prolongement de la biologie ; ils lui substituent, avec la « déterritorialisation » l’idée d’une indétermination du biologique composant avec la technique sociale un agencement métamorphique qui ne s’aligne pas sur un développement unitaire, sensible dans la lecture inspirée que Leroi-Gourhan donne de l’histoire humaine. [7] Le vocabulaire marxien de la « différence de classe » n’appartient pas au répertoire de Mumford, mais bien à celui de Guattari, et de Deleuze, qui précise bien dans un de ses entretiens avec Negri que la question des classes reste de toute actualité, même si le vocabulaire de « la lutte des classes » est marqué par la dogmatique stalinienne. Dans l’exemple qui nous occupe, il est clair que le matériel humain se distribue à différents niveaux de la machine sociale : les réserves brutes d’énergie musculaire (esclaves), les transmetteurs d’ordre (mot d’ordre et gens d’armes), le souverain. [8] Cette conception a en outre le défaut de présenter une lignée évolutive qui détermine la machine comme survenant à tel moment de la lignée mécanique de l’outil : c’est le cas chez LEROI-GOURHAN, L’homme et la matière, 2 vol. « Évolution et techniques » et « Milieu et techniques », Paris, Albin Michel, 1943, rééd. 1971. [9] DELEUZE et GUATTARI, AO, 40. [10] C’est l’analyse des sociétés dites primitives, qu’ils amorcent avec l’analyse des « sauvages » de l’Anti- Œdipe, et développent sous l’antithèse nomade et sédentaire de Mille plateaux ; il s’agit d’une méditation sur l’opposition entre sociétés étatiques, à uploads/Industriel/ anne-sauvagnargues.pdf

  • 34
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager