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L’offensive commerciale turque suscite la colère des industriels marocains L’accord de libre-échange signé entre Rabat et Ankara en 2004 a provoqué un déséquilibre commercial pour le Maroc et détruit des dizaines de milliers d’emplois. Dans un magasin d’ameublement niché dans un souk du centre-ville de Casablanca, l’appel au boycottage des produits français, lancé le 26 octobre par le président turc Recep Tayyip Erdogan, suscite l’exaspération des commerçants. « C’est plutôt eux qu’on devrait boycotter ! Depuis que les Turcs sont arrivés, ils vendent leurs marchandises à des prix imbattables et nous, on est mis sur le carreau », soupire Ahmed Yassir, un vendeur de céramique de 52 ans. Partout dans ce souk populaire, vêtements, mobiliers, produits alimentaires et ménagers d’origine turque sont vendus à des prix défiant toute concurrence. C’est ainsi depuis une dizaine d’années. Les producteurs turcs ont inondé le marché marocain, souvent aux dépens des producteurs locaux. « Nous avons trop longtemps eu peur des Chinois sans se rendre compte que le vrai danger venait d’ailleurs, principalement de la Turquie. Ce sont des conquérants », prévient l’homme d’affaires suisse Rodolphe Pedro, patron d’une usine de délavage et de teinture écologique à Casablanca. Il suffit de se promener dans les rues de la capitale économique pour mesurer l’ampleur du phénomène. Ses deux lignes de tramway sont signées Yapi Merkezi, un géant turc du BTP. Dans les quartiers résidentiels comme dans les quartiers populaires, les enseignes turques ont poussé comme des champignons. La chaîne de supérettes bon marché BIM, appartenant au milliardaire Mustafa Latif Topbas, un proche de M. Erdogan, a notamment ouvert 531 magasins depuis son installation en 2009, mettant hors de compétition des milliers de petites et moyennes surfaces locales. Chaque ouverture d’un point de vente BIM entraîne la fermeture de 60 commerces locaux, selon le ministère de l’industrie. « Nous y sommes allés la fleur au fusil » Si le royaume voue une certaine admiration au modèle turc, dont l’AKP du président Erdogan entretient une proximité avec le Parti islamiste marocain (PDJ) au pouvoir, l’offensive commerciale d’Ankara a tendu les relations entre les deux pays. En février, le ministre marocain de l’industrie, Moulay Hafid Elalamy, est allé jusqu’à menacer de « déchirer » l’accord de libre-échange (ALE) liant les deux pays depuis 2004, arguant que le déséquilibre commercial mettait en danger des dizaines de milliers d’emplois au Maroc. Le textile, qui pèse 30 % des emplois permanents dans l’industrie, est le premier touché, avec 44 000 postes perdus rien qu’en 2017. D’autres secteurs sont impactés : en 2016, le cigarettier Philip Morris a délocalisé sa production marocaine vers l’usine d’Izmir, en Turquie. Trois ans plus tôt, c’est le producteur national d’acier Maghreb Steel qui a vu son activité s’effondrer. Les industriels marocains avaient pourtant accueilli les Turcs à bras ouverts, à la signature d’un ALE entre Rabat et Ankara. Le texte prévoit l’accès des produits industriels d’origine marocaine au marché turc, alors que les droits de douane et les taxes sur l’importation des produits turcs sont éliminés progressivement sur une période de dix ans. Les textiliens y avaient alors vu un moyen de conquérir le marché européen. « L’Europe est un débouché très important pour l’habillement marocain. L’idée était de produire avec des tissus turcs transformés au Maroc et de bénéficier ainsi des exonérations de douane sur les exportations en Europe. Sauf que les Turcs étaient déjà très expérimentés dans le domaine. Nous y sommes allés la fleur au fusil de manière extrêmement naïve », regrette Karim Tazi, président de la commission environnement des affaires à la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM). Grâce à des avantages compétitifs sur les matières premières, les producteurs turcs ont fait exploser les exportations vers le Maroc. Résultat : le royaume a enregistré un déficit commercial avec la Turquie de 18 milliards de dirhams (environ 1,6 milliard d’euros), alors que le volume des investissements turcs au Maroc ne dépasse pas 1 %. « Le Maroc est déficitaire sur tous les produits, sauf le phosphate », résume M. Tazi. Après plus d’un an d’âpres négociations, Rabat est parvenu à un compromis en signant un amendement à l’ALE, approuvé le 8 octobre par le Conseil du gouvernement. Parmi les mesures, les produits de textile d’origine turque se verront désormais imposer des droits de douane de 36 %. Le Maroc a par ailleurs établi une liste de 1200 produits qui seront exclus de l’ALE. Mesures anti-dumping Mais les industriels marocains se gardent de crier victoire. « Cette révision était nécessaire, mais ne sera pas suffisante si les autorités turques continuent de dévaluer la livre et de subventionner leurs producteurs », met en garde Fatima-Zohra Alaoui, directrice générale de l’Association marocaine des industries du textile et de l’habillement (Amith). L’effondrement de la monnaie turque menace à nouveau la compétitivité des producteurs marocains, qui dénoncent un dumping économique. « Les Turcs sont les champions des subventions qui, cumulées, représentent, 20 % à 25 % de différentiel de compétitivité. Vous ne pouvez jamais les battre !, déplore Karim Tazi, à la tête de l’enseigne de prêt-à-porter marocaine Marwa. Les mesures de soutien que l’Etat turc apporte à ses entreprises sont à la limite de la légalité. Ils sont très forts, ils savent jouer avec les limites de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en en détournant les règles d’origine, par exemple en renforçant leur offre par des produits asiatiques. » En 2014, le Maroc a tenté d’imposer des mesures anti-dumping à la Turquie. Mais cette dernière a porté l’affaire devant l’OMC, qui a décrété que le dispositif était injustifié. « L’accord de libre-échange n’est pas un doux commerce. Le Maroc ne produit pas de coton, de laine, ni de matières premières, contrairement aux Turcs. Il fallait donc s’attendre à cette indifférence et travailler à rendre le Maroc plus attractif. Mais il n’y a pas eu d’accompagnement de la part de l’Etat marocain, nuance l’économiste Larabi Jaidi. D’autant que l’accord est bâti sur un comité mixte qui doit faire un suivi régulier et anticiper les situations de cette nature. Or ils ont attendu la crise pour se réunir. C’est une conséquence de la mauvaise gouvernance des ALE que le Maroc a négociés. » Depuis la fin des années 1990, le royaume a adopté une stratégie globale d’ouverture et de libéralisation de son marché, sacrifiant ainsi une partie de son tissu industriel national. « Le fond du problème, c’est que le Maroc ne sait plus produire et qu’il est devenu dépendant des importations, relève l’investisseur suisse Rodolphe Pedro. Pour redevenir compétitif et attirer les investisseurs, il faut avant tout recréer le tissu industriel. » Un défi à l’heure de la crise sanitaire liée à la pandémie du Covid-19, alors que le gouvernement tente de défendre, tant bien que mal, une production « Made in Morocco ». Ghalia Kadiri(Casablanca, correspondance) uploads/Industriel/ article-le-monde-economie-du-maroc.pdf

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