N’être personne ! Variations sur les usages critiques de la fonction-sujet Guil
N’être personne ! Variations sur les usages critiques de la fonction-sujet Guillaume le Blanc La scène de l’interpellation Il existe sans doute deux actes fondateurs dans la subjectivation, la nomi nation par laquelle un individu devient sujet et le retournement contre la nomination par laquelle un sujet s’efforce de devenir un autre sujet. Soit le Chant IX de l’Odyssée d’Homère. Premier acte, la demande du cyclope Polyphème : « Étrangers, votre nom ? D’où nous arrivez-vous sur les routes des ondes ? Faîtes-vous le commerce ?… N’êtes-vous que pirates qui, follement, courez et croisez sur les flots et, risquant votre vie, vous en allez piller les côtes étrangères ? » À quoi fait suite la réponse d’Ulysse : « Nous sommes Achéens. Nous revenions de Troie. Mais les vents de toute aire nous ont fait, hors de route, errer sur cet immense abîme de la mer… Guerriers d’Agamemnon, nous avons eu l’honneur de servir cet Atride… Nous voici maintenant chez toi, à tes genoux, espérant recevoir ton hospitalité et quelqu’un des présents qu’on se fait entre hôtes ». L’interpellation d’Ulysse et de ses compagnons par le cyclope produit une scène d’identification par laquelle Ulysse rappelle qu’il est Grec (Achéen), qu’il est lié à Agamemnon : le lignage Grec lui permet d’exiger l’hospitalité de Polyphème, placée sous l’hospice des Dieux. Le fait que la demande d’hospitalité est conditionnée par l’interpellation révèle que le sujet n’est pas seulement celui qui donne son nom mais celui qui ne peut se dérober à lui à l’intérieur d’une scène d’interpellation qui fonctionne bien comme une épreuve de pouvoir. Second acte, la seconde demande que le cyclope Polyphème adresse à Ulysse qui l’abreuve de vin tandis qu’il dévore un à un ses hommes pour connaître son nom : « Tu veux savoir mon nom le plus connu, Cyclope ? Je m’en vais te le dire ; mais tu me donneras le présent annoncé. C’est Personne mon nom : oui mon père et ma mère et tous mes compagnons m’ont surnommé Personne ». En disant que son nom est Personne, Ulysse fait subir à la nomination une entreprise de dés-identification. Personne materiali foucaultiani, a. VI, n. 11-12, gennaio-dicembre 2017, pp. 39-48. répond à l’enquête sur le lignage, mon père et ma mère ainsi que mes compagnons me nomment ainsi, mais cette nomination crée un vide, un blanc dans les normes propice à un soulèvement contre le Cyclope, « Qui me tue ? Personne ». Cette scène célébrissime de l’Odyssée obéit à un retournement total de la politique de l’interpellation. Si Ulysse et ses compagnons doivent se présenter comme Grecs dans un premier temps, Ulysse choisit apparemment dans un second temps de ne plus se présenter du tout. Il serait erroné de considérer que la première scène d’interpellation renvoie à un assujettissement par la désignation alors que la seconde scène d’interpellation renverrait à une subjectivation par la dé-désignation. En réalité, Ulysse et ses compagnons se nomment dans un premier temps dans l’espoir que l’hospitalité, comme pratique grecque soumise à la loi de Zeus, soit respectée : la subjectivation est bien présente dans l’assignation à un nom à laquelle conduit l’épreuve de pouvoir. Et dans la deuxième interpellation, le nom demeure présent : Ulysse ne dit pas qu’il n’a pas de nom mais que son nom est Personne. Plus exactement, à la question, comment t’appelle-t-on ? Ulysse répond que ses amis et ses parents l’appellent Odiss, apocope de son prénom Odissefs. Ulysse lui dit être appelé Odiss et Polyphème est trompé par la langue car il entend, sous l’effet du vin, Oudiss, répétant Oudiss (Personne) aux cyclopes qui le croient fou. Littéralement il affirme que « Outis me kteinei », « Personne me tue » qui peut aussi bien vouloir dire « personne ne me tue » car la langue grecque n’a pas besoin de la deuxième négation. Nous sommes littéralement dans une épreuve de langage. Le nom même de Polyphème le Cyclope renvoie à « Polyphemi », le bavard, mot qui comporte la racine du verbe phemi, manifester sa pensée par la parole. Ainsi donc Ulysse ne transgresse-t-il pas l’assignation au nom mais la tourne d’une autre manière en se servant de la proximité sonore entre Odiss et Oudiss, de telle sorte que la scène initiale de l’interpellation se retourne en une contre- interpellation, engendrée pourtant par l’interpellation. L’effet-sujet L’interpellation est donc toujours hantée par la possibilité d’un usage minoritaire, d’un contre-usage ou d’une contre-interpellation. Elle ne peut jamais fonctionner comme produisant par elle seule le sujet. Vouloir produire le sujet sur la seule base de l’effectuation de l’interpellation 40 Guillaume le Blanc présuppose que le sujet n’existe qu’en tant qu’assujetti. Ce qui engendre deux difficultés : 1) Comment comprendre la fonction-sujet si elle est produite par le seul assujettissement, en dehors de tout consentement ? Il faut bien, a minima, introduire un consentement à l’assujettissement pour expliquer comment du sujet peut être produit dans l’interpellation. Judith Butler le souligne à propos d’Althusser. Elle remarque dans La vie psychique du pouvoir que « Althusser ne fournit aucun indice sur la raison qui pousse l’individu à se retourner, à reconnaître la voix comme lui étant adressée et à accepter la subordination et la normalisation effectuées par cette voix »1. 2) Comment comprendre que la fonction-sujet puisse s’affirmer également dans des stratégies de dés-identification et cela dans le même temps où elle tend pourtant à être produite sur le seul registre de l’identification ? Il faut bien introduire, là encore a minima, une capacité de vociférer qui va contre la puissance majoritaire de la voix qui interpelle. Ces deux difficultés sont liées à la volonté de penser le sujet comme effet. Non seulement nous ne sommes jamais sujet dans l’absolu d’un commencement antérieur à toute relation de pouvoir mais nous sommes sujets à proportion de notre existence dans les relations qui nous produisent comme tel. Le sujet est toujours, pour reprendre l’expression de Pierre Macherey, « le sujet des normes », c’est-à-dire à la fois l’individu transformé par l’action de la norme qui opère sur lui et l’individu qui a à répondre de soi du fait de l’interpellation2. Ceci revient à dire que l’action d’un sujet se situe toujours dans le réel d’un ensemble de normes dont l’action consiste à produire un champ dans lequel se situent par avance les actions d’un sujet. Littéralement, le champ des normes contient les actions d’un sujet. Être contenu dans un ensemble de normes pour un sujet c’est être sous- tendu par un système de justifications, de représentations, un ensemble de savoirs et de pouvoirs qui valident par avance l’apparition d’un sujet. Mais c’est aussi être précipité à exister d’une certaine manière et se voir ainsi toujours reconduit à une fonction-sujet à l’intérieur d’un champ. Le sujet, effet des normes, ne peut alors s’effectuer qu’en effectuant les normes qui le produisent comme sujet. Il est en ce sens toujours déjà là : son futur est contenu dans le passé de ses apparitions mais plus encore dans le passé de l’effectuation des normes. 1 J. Butler, The Psychic Life of Power. Theories in Subjection, Stanford, Stanford University Press, 1997, trad. fr. par B. Mathieussent, La vie psychique du pouvoir, Paris, Léo Scheer, 2002, p. 27. 2 P. Macherey, Le sujet des normes, Paris, Éditions Amsterdam, 2014. N’être personne ! Variations sur les usages critiques de la fonction-sujet 41 Là prennent sens les différentes critiques de la libération chez Foucault : nous sommes toujours déjà produits dans un ensemble disciplinaire qui rend illusoire toute idée de libération : à propos du dispositif de sexualité qui se met en place au XVIIIe siècle, Foucault peut conclure La volonté de savoir par ces termes : « Ironie de ce dispositif : il nous fait croire qu’il y va de notre “libération” »3. Foucault récuse ces pointillés libératoires pour souligner que le sujet ne peut jamais se retrouver au terme d’une odyssée dont il lui reviendrait d’assumer le parcours. C’est pourquoi Foucault peut considérer que la subjectivité est fondamentalement piégée. Elle voudrait se libérer de ce qui la constitue pourtant comme sujet. Elle est assignée à la loi de reproduction du sujet dont elle voudrait pourtant se défaire. Le sujet est ainsi produit au plus loin de lui-même dans un complexe de normes qui sont à la fois des ensembles cohérents de pouvoirs locaux et des énoncés généraux capables d’acquérir une portée individuelle. Étranger à soi Est-ce à dire que le sujet n’existe que comme effet ? Dans La volonté de savoir, Foucault cherche à reconsidérer l’analytique du pouvoir par laquelle le sujet de la sexualité est produit comme sujet et il récuse deux attitudes pratiques qu’il renvoie dos à dos. Pas plus qu’il n’y a de « promesse de libération » de la sexualité à l’égard d’un pouvoir répressif il n’existe d’affirmation du caractère toujours déjà piégé d’une sexualité entièrement fouillée, investie et produite par le pouvoir. Le sujet de la sexualité n’est ni en position de libération, ni en position d’aliénation, il nage pour ainsi dire en uploads/Industriel/04-leblanc.pdf
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- Publié le Mai 13, 2022
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