68 INTERVENTIONS INTERVENTIONS 69 À PROPOS DU PEUPLE CUBAIN, DE L’ÉTAT CUBAIN,
68 INTERVENTIONS INTERVENTIONS 69 À PROPOS DU PEUPLE CUBAIN, DE L’ÉTAT CUBAIN, DU COMMUNISME ET DE LA VIE DANS UN TERRITOIRE APRÈS LA RÉVOLUTION Cette conversation est la restitution d’un échange qui a eu lieu à Saint- Étienne entre Manuel Bello Mar- cano, Claire Thouvenot et Xavier Wrona pour le comité de rédaction d’Après la révolution et Ernesto Oroza qui travaille aujourd’hui à la Cité du Design. À PROPOS DE LA RÉVOLUTION À CUBA L’un des principaux centres d’in- térêt de cette revue est de com- prendre, de penser de manière critique et d’explorer la capacité des processus révolutionnaires à transformer la réalité pour le mieux. C’est une des raisons pour lesquelles nous avons choisi le nom Après la révolution. C’est une tentative d’orienter notre attention collective, comme le prétend souvent Slavoj Žižek, non pas sur le moment de célé- bration de l’insurrection, mais sur le lendemain, lorsque les vies reviennent à la normale, lorsque la normalité a été réinventée par la révolution. Cuba est un terri- toire situé après la révolution. Totalement. Votre travail et vos déclarations s’orientent ouverte- ment vers le communisme mais dans le même temps vous êtes très critique de l’histoire du commu- nisme à Cuba. Pourriez-vous, en guise d’introduction, essayer Ernesto Oroza Une conversation avec Manuel Bello Marcano, Claire Thouvenot et Xavier Wrona pour le comité de rédaction de résumer brièvement votre compréhension des problèmes majeurs de la tentative pour le moins courageuse de Cuba de construire le communisme ? Et pourriez-vous résumer les rai- sons de votre soutien au commu- nisme aujourd’hui, malgré ces échecs ? Ernesto Oroza : Je ne peux que parler de ma propre expérience de vie à Cuba pendant 39 ans. Je suis parti il y a 13 ans, mais je travaille toujours sur Cuba. Beaucoup de mes recherches et de mes travaux ont un lien avec mon pays. Les cinq premières années après mon départ de Cuba, j’ai travaillé sur la façon dont les Cubains et d’autres immigrants, utilisaient les in- frastructures de Miami pour sur- vivre. En 2012, j’ai dû retourner sur l’île. J’ai repris contact avec toutes mes recherches et avec le contexte économique et politique cubain. C’était comme si je me raccordais à nouveau. Aujourd’hui, je peux dire que le régime en place à Cuba est une sorte de capitalisme d’État. Le communisme y est absent. Il y a bien eu beaucoup de décisions de l’État après la Révolution, qui avaient une approche sociale de la production. Des décisions ont été prises par le gouvernement pour essayer de résoudre les pro- blèmes de la population, de l’or- ganisation sociale, etc. Toutes ces tentatives visaient à résoudre les problèmes importants du pays. Mais, à chaque fois, les décisions prises par le gouvernement com- portaient de nombreuses erreurs. Par exemple, regardons l’histoire de la réforme agraire. Lorsque le gouvernement a décidé de prendre les terres des terratenientes, les pro- priétaires de grandes surfaces de terres agricoles, les terres ont alors été distribuées à quelques agri- culteur·rice·s (campesinos). Mais l’État en a gardé la propriété et a essayé de créer diférentes façons de travailler sur ces terres. Les agriculteur·rice·s n’ont jamais eu la possibilité de travailler la terre et de vendre leurs productions. Lorsque cela était possible, il·elle·s ne pouvaient vendre leurs produits que s’il·elle·s participaient à une sorte de coopérative appartenant à l’État. Et c’est finalement l’État qui décidait comment les produits de- vaient être distribués. Le prix que l’État payait aux agriculteur·rice·s était proche de zéro, ce qui les em- pêchait de produire quoi que ce soit. Quand vous parlez avec des agriculteur·rice·s à Cuba, il·elle·s vous expliquent que ce n’était pas une bonne décision. Bien sûr, il fallait une nouvelle répartition des terres et il fallait faire quelque chose, mais aujourd’hui l’État fonctionne comme le seul latifun- dista1… En agissant ainsi, l’État a supprimé la possibilité pour le peuple de réellement produire. Et c’est pourquoi, pendant des an- nées, les Cubains n’ont jamais vu une mangue ou une orange. Il n’y avait pas de mangues ou d’oranges parce qu’elles n’étaient plus pro- duites. Il n’y avait que de grandes plantations de pommes de terre. C’était une sorte de monoculture. Les produits arrivaient chez vous totalement abîmés, à cause du long processus de réfrigération qui les rendait tout noir à l’intérieur. Et cela a supprimé toutes les variétés de produits qui existaient aupa- ravant, la production de manioc, patate douce, malanga (taro)… qui faisaient partie de la cuisine cu- baine, a disparu. Chaque fois que ce genre de pra- tique a été entrepris par le gou- vernement, ça s’est mal terminé. Je peux parler ici un peu de ma propre expérience. Quand j’avais 10 ans, mon père m’a envoyé dans une école à la campagne. Le projet de cette école était que les jeunes travaillent comme fermier·e·s le matin et aillent en classe le reste de la journée. C’était une grande école avec près de 500 élèves, seule une quinzaine d’en- seignant·e·s y restaient pendant la semaine. Et c’était une sorte de prison. Il y avait beaucoup de violence, de maltraitance. Des sé- vices de la part des professeur·e·s envers les élèves, nous parlons ici d’enfants de 13 ans… C’était le bordel, une situation chaotique, alors un jour il·elle·s ont décidé de la fermer. Ce type d’école était une proposition de Che Guevara basée sur une idée de José Martí : « integración estudio-trabajo ». L’idée était que les étudiant·e·s devaient aller à la campagne pour apprendre à cultiver et à produire des aliments, et en même temps aller à l’école. L’idée était de mé- langer les deux activités. C’était le concept de la nouvelle école, pré- conisé par le Che. Il y a beaucoup de chansons cubaines consacrées à cette « Nouvelle école ». Mais la nouvelle école a été complètement détruite, sans aucun résultat, sans enseignant·e·s, sans contrôle, sans contrôle sur les élèves, sur les en- seignant·e·s… J’ai passé 6 ans de ma vie là-bas, à vivre comme un prisonnier. Je me suis échappé plusieurs fois, mais mon père me ramenait systématiquement là- 70 INTERVENTIONS INTERVENTIONS 71 fait une célèbre rencontre avec des intellectuel·le·s, Palabras a los inte- lectuales, c’est l’un de ses discours les plus importants et les plus cé- lèbres. L’une de ses déclarations dans ce discours était : Dentro de la Revolución, todo ; contra la Re- volución, nada. « À l’intérieur de la révolution, tout ; contre la ré- volution, rien ». C’est la première brique du programme culturel de la révolution. Quelqu’un, un grand écrivain de cette époque, Virgilio Piñera, a voulu dire quelque chose, c’était un homme très maigre… Il a été le seul à se tenir devant Castro et il n’a dit qu’une chose : tengo miedo, « j’ai peur ». Il y a de nouveaux documents qui circulent aujourd’hui sur cet échange, qui a été probablement une conversa- tion plus étendue. Quoi qu’il en soit, il était totalement sincère. Maintenant, le gouvernement veut l’utiliser, lui et ses écrits. Mais il est mort seul, isolé. Quand de jeunes écrivain·e·s voulaient le rencon- trer, la police leur demandait tou- jours pourquoi il·elle·s voulaient parler avec ce type. Il était consi- déré comme un dissident. À PROPOS DE LA SIGNIFICATION POLITIQUE DE LA DÉSOBÉISSANCE TECHNOLOGIQUE Y a-t-il une conception particu- lière d’une « politique radicale » liée à vos recherches sur la Dé- sobéissance Technologique ? Ou, pour le dire autrement, pen- sez-vous que les objets technolo- giques imposent certains modes de vie ? Et dans ce cas, quels sont les moyens de résister ou d’aller au-delà de telles impositions ? Ernesto Oroza : À mon avis, la première approche politique pour comprendre ce phénomène cubain est de remonter à l’époque de Che Guevara : « Travailleur, construi- sez vos propres machines ». Au début de la révolution, tout a commencé par une organisation spontanée. Les travailleur·euse·s voulaient faire partie du processus de la révolution. Sans aucune re- commandation du gouvernement, il·elle·s ont commencé à essayer de réparer les machines dans les usines en produisant des pièces de rechange. Les usines ont ces- sé leurs activités parce que leurs propriétaires et de nombreux·ses technicien·ne·s qualifié·e·s avaient en fait quitté le pays pour aller aux États-Unis, à Porto Rico, en Répu- blique dominicaine… Le retour des travailleur·euse·s dans les usines, pour les faire redémarrer, était inattendu. C’était totalement im- prévu, mais c’était un phénomène général qui s’est produit dans tout le pays. Che Guevara a vu cela et a essayé d’organiser cette force. Il a lancé la première réunion na- tionale des pièces de rechange. Dans sa conversation avec les travailleur·euse·s, il a dit « Obre- ro construye tu maquinaria » : « Travailleur·euse·s, construisez vos propres machines ». Il n’y a pas beaucoup d’informations sur cette notion et le Che n’a pas lais- sé d’autres écrits ou réflexions à ce sujet. Nous n’avons que sa décla- ration. Et la première partie de la déclaration est « travailleur·euse, maintenant que tu sais comment réparer, comment produire des pièces de rechange… construis uploads/Industriel/ernesto.pdf
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- Publié le Jan 10, 2022
- Catégorie Industry / Industr...
- Langue French
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