FRANÇOIS ALBERA, MARIA TORTAJADA LE DISPOSITIF N'EXISTE PAS! A travers les text

FRANÇOIS ALBERA, MARIA TORTAJADA LE DISPOSITIF N'EXISTE PAS! A travers les textes de ce volume on verra se configurer cinq appro­ ches des dispositifs qui ne sont pas exclusives l'une de l'autre, se conjoi­ gnent ou s'articulent parfois, ou encore s'ignorent. Le terme de dispositif renvoie à de nombreuses définitions qui vont du simple mécanisme d'un appareil, instrument ou machine, à la construction épistémologique pouvant produire des effets de pouvoir et de savoir, tels le dispositif disciplinaire ou le dispositif de sexualité. De sa définition la plus concrète à sa définition la plus abstraite, le dispositif est renvoyé à la signification commune d'agencement. Les différentes acceptions imposent cependant à cette notion - et à ses utilisateurs - un grand écart conceptuel, entre empirisme et épistémologie. Il nous faut parcourir brièvement le chemin qui va de l'un à l'autre afin de faire comprendre le sens de notre proposition « programmatique » qui est de nature épistémologique. CINQ DÉFINITIONS DE LA NOTION DE DISPOSITIF La définition la plus usuelle désigne « la manière dont sont disposés les organes d'un appareil » (vers 1860) à laquelle s'ajoute rapidement un sens supplémentaire, celui d'ensemble d'éléments mécaniques combinés en vue d'un effet, d'un résultat (Littré, 1874). Auparavant le mot n'avait connu que son sens (originaire) j uridique puis (plus récemment) mili­ taire: partie d'un texte législatif qui statue impérativement ou ensemble de mesures, de moyens, disposés en vue d'une fin stratégique1• 1. Bien entendu, et là réside au point de vue méthodologique l'une des difficultés de notre approche, ces niveaux ne sont pas étanches. Même la généalogie du << mot >> est 13 PROGRAMMA TIQUES DES DISPOSITIFS Le mot apparaît donc dans le champ technique pour désigner une certaine complexité, une mise en rapport d'éléments constitutifs d'un appareil, assemblés, agencés, et la recherche d'un effet. Au sein de cette définition usuelle, un dispositif se distingue d'un outil (la pince, fût-elle universelle), d'un instrument (la roulette du dentiste) ou d'une machine (scie à rubans) et, bien qu'il tende souvent à lui être substituable par méto­ nymie, d'un appareil (téléphone), dans la mesure où ceux-ci sont donnés en quelque sorte « d'une pièce », comme un tout, dans un rapport linéaire à leur utilisateur ( « prolongement de la main » ), voire - dans le cas de machines pourtant complexes (a fortiori de nos jours avec les ordina­ teurs) - comme ce que Bruno Latour appelle des « boîtes noires ». Ce qui ne veut pas dire qu'ils ne puissent constituer un dispositif et comporter un ou plusieurs dispositifs - songeons au dispositif « marche-arrêt » de la plupart des appareils - qu'on appellera dispositif(s) interne(s); ni qu'ils ne soient susceptibles d'entrer dans un dispositif qu'on appellera externe aux sens qu'on évoquera plus loin. C'est une question d'angle sous lequel on les aborde, d'objet que l'on se donne. Dans le cinématographe des origines, le mot vient ainsi fréquem­ ment aux lèvres ou sous la plume des frères Lumière en personne : brevets, descriptions de leur invention, narrations diverses. Le caractère de combinaison de divers mécanismes éclate dans les évocations que fait Antoine Lumière de l'invention de son frère Louis : ce dernier n'in­ vente pas un appareil tout d'une pièce, une machine, il reprend divers systèmes préexistants, en améliore d'autres et finit par combiner le ki­ nétoscope d'Edison et le système d'avancement et d'arrêt de la machine à coudre2• Au sein de l'appareil dit « cinématographe », il y a le dispositif susceptible d'en éclairer des usages ultérieurs: ainsi la dimension « militaire >> et surtout <<stratégique» apparaît-elle chez Foucault quand il s'empare de la notion; de même la dimension juridique est-elle reprise par Giorgio Agamben. 2. Dans le brevet princeps (n" 245 032, 13 février 1895), il est question de méca­ nisme tout au long des pages, et p. 4 on lit: « il résulte de cette disposition . .. », terme qui indique la mise en place des éléments différents au sein du mécanisme. Ce terme de <<disposition» se retrouve dans le brevet n• 323 667 du projecteur à défilement continu déposé en 1902, mais apparaît également celui de dispositif[« .. . nous revendiquons comme étant de notre invention ( ... ) un dispositif pour rendre fixe la projection de chaque image sur l'écran et réciproquement pour former des images de chaque point de l'espace aux mêmes points de la pellicule mobile, ce dispositif consistant en deux miroirs plans formant un angle droit ... »].Dans des textes ultérieurs- brevets et catalogues-, le terme apparaît fréquemment ( « les dispositifs introduits dans ce dernier en vue de l'ob­ tention des négatifs et de l'impression des positifs» (1904); «On verra comment, grâce 14 LE DISPOSITIF N'EXISTE PAS! (d'arrêts intermittents) qui permet la projection d'une bande chrono­ photographique3. Mais quand l'appareil - et ses dispositifs internes - est en fonction - au moment de la prise de vue ou, à l'inverse, dans une salle, devant un écran et avec des spectateurs -, il institue cette fois un dispo­ sitif qui relie différentes instances, c'est le cinématographe. Se dégagent ainsi deux niveaux techniques de la définition de dispo­ sitifs: 1. le ou les dispositifs internes à la machine, divers mécanismes qui fonctionnent avec une cohérence propre ; 2. la machine elle-même, ou l'appareil, comme assemblage de divers groupes de mécanismes, de différents dispositifs internes. La machine n'est pas la somme de ses parties, mais bien l'assemblage qui permet la mise en relation méca­ nique, et énergétique, des différents dispositifs internes. Un troisième sens se construit en s'appuyant sur deux premiers ; mais il ne se borne plus au fonctionnement de l'appareil ou de la machine considérés, ni à l'effet qu'il obtient, il les relie à leurs utilisateurs, à d'autres appareils ou machines, il définit une situation. Muybridge décrivait ainsi le dispositif construit pour Stanford par l'ingé­ nieur John T. Isaacs et qui lui permit une analyse assez poussée du mou­ vement des animaux. « Nous avons construit 30 chambres noires à ob­ turateur électrique qui, pour la photographie des chevaux, seront placés à environ 12 pouces l'un de l'autre. Nous nous proposons de fixer toutes les attitudes imaginables d'athlètes, de chevaux, de bœufs, de chiens et d'autres animaux à l'état de mouvement ».4 C'est dans le même sens que Michel Frizot parle du « dispositif pho­ tographique » chez Marey comme « [devant] donc être étendu au-delà de l'appareil lui-même à tout l'espace expérimental qu'il aménage au bois de Boulogne » dans le cadre d'une « expérience » répondant à un protocole: hangar, fond noir, sujet de blanc vêtu, piste de circulation, aux dispositifs employés dans le châssis, le cinématographe à griffes peut entraîner la pellicule dans un sens ou dans l'autre ( ... ) Une autre particularité de l'appareil ( ... ) est le dispositif qui permet de déplacer en même temps le viseur dans lequel l'opérateur suit la scène à photographier et le cadre qui limite l'image sur la pellicule>> (Brevet no 410 945, Appareil à prendre des vues cinématographiques avec châssis réversible, 1910 [sig. Car­ pentier]) (nous soulignons). 3. << J'ai imaginé un dispositif spécial des griffes pénétrant dans les perforations de la pellicule . . . » (Louis Lumière, Sciences et voyages, 1921, cité dans Bernard Chardère, le Roman des Lumière, Paris, Gallimard, 1995, p. 284). 4. Maurice Bessy, Lo Duca, Louis Lumière inventeur, Paris, Prisma, 1948, p. 18. 15 PROGRAMMATIQUES DES DISPOSITIFS cabine mobile sur un rail, lignes électriques transmettant des signaux de repérage, horloge à rotation rapide placée dans le champ5• Il y a donc l'agencement de l'appareil et l'ensemble hétérogène d'élé­ ments dans lequel il entre, mais il y a aussi celui pour qui ou par qui le dispositif fonctionne : le scientifique, l'expérimentateur. C'est le troi­ sième niveau d'agencement technique, et donc notre troisième défini­ tion de dispositif: la nouvelle disposition dans laquelle s'insère le dispo­ sitif appareil ou machine, disposition déterminée par une finalité et une pratique, et dans laquelle l'utilisateur, comme la machine, est lui-même un élément. C'est le dispositif externe. Suivant le modèle de la machine tel que reconstruit par Gilbert Simondon, les dispositifs ne cessent d'être pris dans de nouveaux assemblages, eux-mêmes désignés par le terme de dispositif. La mise en rapport qui étend « la manière dont sont disposés les organes d'un appareil » à un ensemble hétérogène et complexe s'appa­ rente en quelque sorte à une machination, terme qui connote l'artifice et la ruse ou le tour d'illusionnisme (la « table machinée » des prestidigita­ teurs), mais qui, dans son sens premier (machinatio), désigne une dispo­ sition ingénieuse, un mécanisme. De même parle-t-on de « machine >> et de « machiner » à propos d'un tableau ou d'un récit composé en vue d'obtenir un certain effet6• C'est donc que, au-delà de l'agencement pro­ prement technique - mais sans doute faut-il dire plutôt en relation a vec lui - se déploient d'autres potentiels de la notion. On peut ainsi, par rétroaction, appeler dispositif ces agencements de miroirs, qui font le visiteur s'imaginer devenir monstre, que uploads/Industriel/le-dispositif-nexiste-pas.pdf

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