L’expression de la trajectoire : perspectives typologiques Jean-Michel Fortis*,

L’expression de la trajectoire : perspectives typologiques Jean-Michel Fortis*, Colette Grinevald**, Anetta Kopecka*** et Alice Vittrant**** Les études rassemblées ici ont été menées à bien dans le cadre d’un programme de recherche intitulé Typologie de la Trajectoire - Complexité et Changements des Systèmes Typologiques. Comme le fait entendre cet intitulé, l’objectif de ce programme est la description typologique (intra- et interlinguistique) des modes d’expression de la trajectoire, modes appréhendés dans leur complexité, c’est-à-dire au-delà des typologies reçues mais simplificatrices, et dans leur évolution. L’échantillon des langues étudiées comprend 34 langues de 15 familles, dont beaucoup de langues amérindiennes (parfois non décrites) et indo-européennes, mais aussi le hongrois, le birman, le japonais, le futunien, le tagalog, la langue des signes française. Les chercheurs, enseignants-chercheurs, doctorants et post-doctorants qui se sont associés pour les besoins de ce projet sont une trentaine. Ils proviennent de divers laboratoires et universités, mais le plus grand nombre d’entre eux travaillent (ou ont travaillé) au laboratoire Dynamique du Langage à Lyon, qui a ainsi été le centre de gravité du projet. De ce groupe les auteurs du présent recueil ne sont qu’une partie, de sorte que le panorama fourni ici n’épuise pas tout ce qui a été accompli ces dernières années. Durant toute son existence, le groupe a été financé par la Fédération "Typologie et Universaux Linguistiques", de 2006 à 2008 et de nouveau en 2010-2011. Le soutien de la Fédération a donc été exceptionnellement long, et nous tenons ici à l’en remercier. Le projet arrive maintenant à son terme et le présent dossier est un premier bilan des axes principaux des recherches menées, tels qu’ils ont été présentés lors d’une journée précédant le dernier colloque de l’Association Française de Linguistique Cognitive, et intitulée "Trajectoire", le 23 mai 2011 à Lyon. 1. LES OBJECTIFS DU PROJET Notre recherche porte sur l’expression de la trajectoire. La trajectoire est un concept à différencier du mouvement, et une notion complexe (voir Grinevald, ce dossier). Par trajectoire, nous entendons l’ensemble des points que pourrait * C.N.R.S., Université Paris Diderot Paris 7. Courriel : fortis.jean-michel@neuf.fr ** Université Lumière Lyon2. Courriel : colette.grinevald@univ-lyon2.fr *** Université Lumière Lyon2. Courriel : anetta.kopecka@univ-lyon2.fr **** Aix-Marseille Université. Courriel : alice.vittrant@univ-provence.fr 34 Jean-Michel Fortis, Colette Grinevald, Anetta Kopecka & Alice Vittrant parcourir un mobile se déplaçant dans l’espace, ou le schéma mental d’une relation orientée imposée à des entités dans l’espace. Le concept de trajectoire qui reçoit une expression linguistique comprend les notions suivantes : 1) une ligne ou ensemble de points avec un certain contour (droite, courbe, sinueuse...) et une certaine orientation (horizontale, verticale...), bornés ou non ; 2) différents repères (source, espace médian, but) ordonnés à différentes phases du déplacement (initiale, médiane, finale), que ces phases correspondent au déroulement réel du déplacement ou reflètent un ordre orienté imposé par l’esprit à une scène ou un événement (le fil électrique longe le mur ; voir aussi en jakaltek les actes de communication, conceptualisés comme des trajectoires, Grinevald, ce dossier) ; 3) ligne ou ensemble de points qui sont situés par rapport à un point de vue, i. e. un centre déictique ou point d’ancrage choisi par le locuteur. Le programme Trajectoire vise en premier lieu à faciliter la collecte et l’analyse de nouvelles données dans le plus grand nombre de langues possible. En second lieu, son objectif est de construire une typologie de l’expression de l’espace qui prend en compte lexique et grammaire, sémantique et morphosyntaxe et leurs articulations. Le projet se concentre spécifiquement sur l’expression de la trajectoire dans l’espace, dans le but de rendre compte de la complexité et de la diversité interlinguistique observées. Dès les origines ont collaboré au projet des chercheurs qui ne travaillaient pas spécifiquement sur l’espace ni ne connaissaient les travaux afférents de linguistique cognitive. En outre, certains membres n’avaient pas de corpus, ou pas de corpus adapté pour leur langue de spécialité. Cette situation nous a conduits à développer nos outils propres. Ces outils ont été de trois types : (1) des lexiques (termes théoriques en usage dans la littérature, formes linguistiques concernées spécialement par la thématique du projet) ; (2) des questionnaires ciblés ; (3) du matériel d’élicitation (voir § 3 pour le détail). Le développement de ces différents outils, et leur corollaire, i. e. la collecte de données, ont donc été deux objectifs importants. Ils ont permis par exemple d’orienter les recherches de doctorants, qu’il s’agisse de thèses entièrement consacrées à la thématique de l’espace et de la trajectoire (Imbert 2008, Ishibashi en cours) ou de thèses réservant seulement une partie à cette thématique1. Ces outils sont par ailleurs d’une grande utilité et ont été exploités par des linguistes extérieurs au projet qui travaillent sur la description morphosyntaxique de langues à tradition orale, et qui se sont engagés à partager leurs données et analyses. Au-delà de cet effort de collecte de nouvelles données, l’objectif principal du projet est bien sûr l’examen des stratégies d’expression de la trajectoire, prises dans leur diversité linguistique. Les analyses des langues particulières ont été présentées dans divers colloques par les différents chercheurs impliqués, et une publication collective rassemblera prochainement un ensemble de monographies. 1 Thèses en cours actuellement traitant de la trajectoire : Cáceres sur le ye’kwana du Venezuela, Vuillermet sur l’ese ejja de Bolivie, Kondic sur le huastèque du Mexique, Eraso sur le tanimuka de Colombie, Soubrier sur l’ikposo du Togo, Bon sur le stieng du Cambodge. La trajectoire : perspectives typologiques 35 La collection d’articles rassemblés ici est une première publication collective qui vise à tracer les principales pistes de recherche interlinguistiques qui ont été définies par l’équipe du projet, et de présenter les différents axes de recherche de l’équipe (voir le § 4 pour les thématiques présentées dans les différents articles). 2. POURQUOI L’ESPACE ET LA TRAJECTOIRE ? Notre projet s’inscrit dans l’ensemble des travaux sur l’espace qui sont issus (principalement) de la linguistique cognitive. Ces travaux ont suivi jusqu’à présent cinq thématiques majeures : 1) ils ont érigé la construction cognitive de l’espace (vision et imagerie mentale) en modèle de compréhension des faits lexicaux et grammaticaux (Langacker 1987) ; 2) ils ont porté sur les modes de repérage spatial institués dans diverses langues et cultures (Talmy 1983, Levinson 2003) ; 3) ils ont analysé sémantiquement les adnominaux spatiaux, en particulier les adpositions (Talmy 1972 et 1983, Herskovits 1986, Vandeloise 1986, Tyler & Evans 2003, Levinson et al 2003) ; 4) ils ont décrit les classes de verbes de mouvement et leurs interactions avec des adpositions (en milieu francophone surtout, notamment à la suite de Boons 1987, Asher & Sablayrolles 1996, Bonami 1999, Lamiroy 1983, Laur 1993, Sarda 1999) ; 5) enfin, dans le sillage de Talmy (1972, 1985), ils ont tenté d’élaborer une typologie des langues fondée sur une classification des types de constructions employées pour exprimer la trajectoire (Slobin 2004). En France, la thématique générale de l’espace a été soutenue par un Groupement De Recherche dont les réflexions se sont matérialisées notamment par l’ouvrage de Hickmann & Robert (2006), et dont plusieurs membres sont à l’origine du projet Trajectoire. Les différentes thématiques citées ci-avant ont souvent en commun un localisme plus ou moins revendiqué. En d’autres termes, les relations spatiales, statiques ou dynamiques, ne sont pas un champ comme un autre : elles sont souvent pensées comme fondamentales pour la conceptualisation et la lexicalisation d’autres domaines, par exemple les relations temporelles, ou, chez Talmy (1991), les changements d’état. Ce localisme, qui caractérise bien des travaux de linguistique cognitive, n’est pas nouveau. Il réactive une hypothèse traditionnelle, surtout débattue dans le contexte de la théorie des cas (Fortis à paraître). S’agissant du localisme contemporain, une synthèse globale et un questionnement de ses fondements empiriques et théoriques sont encore à faire. Un des membres de notre groupe et contributeur du présent numéro s’est attelé à cette tâche (Fagard 2010 pour les langues romanes). Le retour du localisme, apparemment initié en milieu américain par Gruber (1965), est l’une des raisons qui expliquent l’émergence de la thématique de l’espace. D’autres raisons, certaines plus circonstancielles, seraient à citer : les travaux de Talmy sur la décomposition sémantique des relations spatiales, dès sa thèse de 1972, qui impressionnèrent des linguistes comme Lakoff (Ruiz de Mendoza Ibáñez 1997) ; la parution du livre de Miller & Johnson-Laird (1976), longue étude dont l’ambition était de fournir une description des “concepts” à l’interface de la perception et du langage (par exemple les prépositions spatiales), et qui procédait d’une approche cognitiviste première manière, avec l’idéal 36 Jean-Michel Fortis, Colette Grinevald, Anetta Kopecka & Alice Vittrant computationnel en ligne de mire (et l’outillage correspondant : primitives sémantiques, logique des prédicats, règles “calculables” d’emploi d’un lexème) ; enfin, la thématique de l’espace fut favorisée par une sorte d’empirisme latent, qui s’exprima aussi dans la théorie des métaphores conceptuelles, théorie qui met en exergue le rôle de l’expérience humaine et l’appréhension du monde “concret”. Parmi les cinq thématiques évoquées à l’instant, nos travaux sur l’expression de la trajectoire ont principalement porté sur (1) les adnominaux spatiaux, (2) les classes de verbes uploads/Ingenierie_Lourd/ 04-fortis-grinevald-kopecka-vittrant.pdf

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