35 LA NOTION DE GRAMMAIRE USAGE-BASED CHEZ LANGACKER. EMERGENCE ET DÉVELOPPEMEN
35 LA NOTION DE GRAMMAIRE USAGE-BASED CHEZ LANGACKER. EMERGENCE ET DÉVELOPPEMENT Jean-Michel FORTIS * Introduction 1. Le propos de cet article est de retracer l’évolution qui a mené Langacker de la grammaire générative à la grammaire cognitive, et d’expliquer pour- quoi cette évolution a abouti à une conception empiriste de la grammaire, fondée sur l’observation de l’usage et l’extraction de régularités et schémas abstraits. Cette linguistique fondée sur l’usage s’est élaborée en opposition au modèle génératif, plus précisément à l’idée que le cœur de la grammaire est computationnel et syntaxique, fondamentalement simple, élégant et efficace, les irrégularités étant reléguées au lexique et le rôle de la séman- tique prudemment circonscrit. Nous verrons par quelles voies est passé l’abandon du modèle géné- ratif. Il s’est agi d’une contestation progressive, interne au modèle d’abord puis, après la chute de la sémantique générative, de la réélaboration d’une théorie fondée sur le signe et la relation de dépendance. Le contexte scientifique 2. Langacker arrive sur la scène linguistique à une époque où la grammaire générative a, dans la linguistique théorique, une position hégémonique. Sa thèse, un essai de grammaire transformationnelle du français, est dirigée par Robert Lees, lui-même premier doctorant de Chomsky et auteur d’un ouvrage influent sur les nominalisations (Lees, 1960). 1 Comme d’autres de ses contemporains, Langacker voit initialement dans la grammaire transformationnelle plus qu’une alternative au structura- lisme américain. Soutenant sa thèse une année après Aspects of the Theory * Laboratoire d’Histoire des Théories Linguistiques Université Paris 7 36 Jean-Michel FORTIS of Syntax (Langacker, 1966), il a vu dans le générativisme l’occasion de réintégrer la sémantique et la cognition dans la syntaxe. Quelques années plus tard, après avoir répété à l’adresse des Bloomfieldiens le couplet anti- behavioriste habituel, il saluait l’arrivée de la grammaire générative dans ces termes : « In recent years, linguists have recognized that meaning and syntax are crucial to an understanding of language. (…) They have also recognized that language is basically a psychological phenomenon, one that cannot be studied fruitfully just by observing linguistic behavior » (Langacker, 1973 [1967] : 10). L’idée que la grammaire générative, telle que la voyait Chomsky, allait enfin mettre la sémantique et la cognition au cœur de la grammaire était le fruit d’un malentendu, que sous-tendaient deux conceptions divergentes, mais non clairement reconnues telles jusqu’en 1967, de la linguistique. 2 La conséquence fut l’éclatement du camp générativiste entre les tenants de la sémantique générative et les partisans de la sémantique interprétative. Huck et Goldsmith ont bien décrit la teneur de cette divergence : « differences between the Generative Semantics program and the Interpretive Semantics program can profitably be viewed against the backdrop of a longstanding tension in modern linguistics between mediational and distributional orientations of grammar. A mediatio- nal orientation is one that sees grammar as linking inner thought and outer form and that takes the task of the linguist to be the discovery of the nature of that link. A distributional orientation sees grammar as determining the patterning of linguistic units and takes the task of the linguist to be the discovery of principles governing that patter- ning, both in individual languages and cross-linguistically » (Huck & Goldsmith, 1998 : 345-346). Il est remarquable que Langacker, comme Lakoff, et dans une cer- taine mesure Talmy (1972), ait rejoint le mouvement de la sémantique générative et adopté une position théorique en rupture avec la sémantique interprétative. La sémantique générative est clairement une des origines de la linguistique cognitive. L’abandon du modèle génératif 3. La contestation de la théorie générative passe par la reconnaissance pro- gressive de plusieurs points fondamentaux : (1) les structures linguistiques sont au moins partiellement idiomatiques ; (2) les structures sous-jacentes sont sémantiques ; (3) il n’y a pas de synonymie entre structure sous-jacente et structure dérivée ; enfin, (4) la structure des formes telles qu’elles appa- raissent en surface est motivée. 37 La notion de grammaire usage-based chez Langacker. Emergence et développement Ces points, que nous allons examiner dans les sections qui suivent, ont été établis à partir de travaux qui se déploient dans quatre directions principales : la description transformationnelle des énoncés interrogatifs (influencée par Katz, Postal et Chafe) et possessifs ; les règles de mouve- ment et l’anaphore ; les langues uto-aztèques ; les auxiliaires et le passif (en partie dans le but de fournir une explication unitaire au passif anglais et à des constructions uto-aztèques). 3 Sur l’idiomaticité des structures 3.1. Lorsqu’il traite des énoncés interrogatifs, Langacker se situe dans le cadre théorique de Katz & Postal (1964). Rappelons aussi brièvement que possi- ble la teneur de cette théorie. Katz et Postal identifient le niveau sur lequel porte l’interprétation sémantique d’un énoncé à l’indicateur syntagmatique sous-jacent antérieur à toutes les transformations (underlying phrase marker). Leurs arguments se fondent en particulier sur l’idée que les relations grammaticales doivent être récupérées au niveau où les énoncés sont mis sous forme canonique, c’est-à-dire à la voix active. Seules ces structures sous-jacentes permettent de retrouver la structure en constituants, ou de rétablir les éléments effacés et permutés (Katz et Postal, 1964 : 33s). Pour que l’interprétation sémantique opère sur l’indicateur syntag- matique sous-jacent, il est nécessaire qu’aucune transformation ne puisse ensuite altérer le sens obtenu. Telle est essentiellement la teneur du principe de Katz-Postal : les transformations laissent le sens inchangé. Or, il y a des transformations qui ne préservent pas le sens. Ce sont notamment les trans- formations négative, interrogative et impérative. L’impératif, par exemple, ne préserve pas le sens de la déclarative sous-jacente. Pour résoudre cette difficulté, Katz et Postal postulent des marqueurs abstraits présents dans l’indicateur sous-jacent, et qui servent à coder la négation, l’impératif ou l’interrogation. Ils considéreront ainsi que la séquence sous-jacente à [1a] sera [1b], que la séquence sous-jacente à [2a] sera [2b], où I est le mar- queur d’impératif, Q le marqueur d’interrogation, et wh le marqueur indi- quant la portée de l’interrogation (Katz & Postal, 1964 : 74-120). En [2b], l’interrogation porte sur « l’adverbe de phrase » profond ‘either yes or no’. La paraphrase de [2b] est donnée en [2c] : [1] a. Drink the beer ! b. I you Present will drink the beer. [2] a. Will you go home ? b. Q wh yes/no you will go home ? c. I request that you answer whether yes or no you will go home. 38 Jean-Michel FORTIS Initialement, Langacker (1965) reprend en partie cette théorie. Une suite de transformations lui permet par exemple de dériver Quel tableau Henri préfère-t-il ? de wh Henri préfère quelque tableau. Toutefois, la producti- vité de ces dérivations est, admet-il, limitée. Par exemple, dans son article de 1973, il dérive les constructions françaises en qu’est-ce (que) / (qui) de constructions déclaratives clivées du type wh c’est (que) / (qui) (Langacker, 1973b). Mais les structures clivées ne sont pas toujours équivalentes aux interrogatives correspondantes : ce n’est pas Jeanne qui est là est acceptable mais qui n’est-ce pas qui est là ne l’est pas. De plus, certaines interrogati- ves ont un sens idiosyncrasique : si who’s afraid of Liz Taylor est équivalent à no one is afraid of Liz Taylor, ce n’est plus le cas quand l’interrogative est subordonnée (I know who’s afraid of Liz Taylor ! I know that no one is afraid of Liz Taylor ; 1973b : 54-5). Cette non équivalence entre structures censées dériver l’une de l’autre est considérée comme le symptôme que la construction interrogative est idiomatique : son comportement et son sens ne sont que partiellement prédictibles de sa structure sous-jacente. Les structures sous-jacentes sont sémantiques 3.2. Chez Katz et Postal, Q est un élément non sémantique destiné à déclencher un processus formel. Or, l’existence d’un tel marqueur suscite beaucoup de réticences chez Langacker. Sans qu’il soit possible ici de détailler ses arguments, on peut dire qu’ils convergent vers l’idée que Q est éliminable en faveur de structures sous-jacentes qui ont une paraphrase sémantique. La différence de point de vue apparaît clairement lors d’une discussion qui l’oppose à Baker (1970). Baker expliquait l’inacceptabilité de [3] par le mouvement de who, qui aurait dû absorber l’opérateur Q sous-jacent à whether : [3] * We’re not sure whether who Bill saw. Pour Langacker, si [3] est inacceptable, c’est parce que la phrase est à la fois une interrogative partielle et totale. De ces deux types d’interrogation, Langacker propose des paraphrases qu’il considère manifestement comme des représentations sémantiques profondes. 4 Cette attitude se reflète aussi par une proximité croissante avec la sémantique générative. Dès 1968, dans un article transformationnaliste sur la possession en français, Langacker instille de la sémantique dans les représentations profondes. Il s’agit en l’occurrence des cas profonds Objectif et Datif (repris de Fillmore, 1968), qu’il emploie pour dériver les constructions en être et avoir (le livre est à moi / j’ai le livre). L’allé- geance aux principes de la sémantique générative est proclamée pour la première fois dans une discussion portant sur la génération des noms de parenté (1969). Langacker produira ainsi jusqu’en 1975 des études dans 39 uploads/Ingenierie_Lourd/ fortis-langacker-usage-gramaire.pdf
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- Publié le Dec 24, 2022
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