Pallas Revue d'études antiques 92 | 2013 Regard et représentation dans l’Antiqu

Pallas Revue d'études antiques 92 | 2013 Regard et représentation dans l’Antiquité 2. Donner à voir Illusion du réel et esthétique de la correction : mimesis et phantasia dans la théorie vitruvienne de l’architecture Delusive real and aesthetics of correction: mimesis and phantasia in the Vitruvian theory of architecture MIREILLE COURRÉNT p. 103-113 https://doi.org/10.4000/pallas.163 Résumés Français English La question de la perception de la beauté d’un édifice par le regard humain repose, dans le De architectura de Vitruve, sur deux notions, symmetria et species. Ce dernier terme, dont le sens est proche de celui de phantasia, rapproche l’exposé vitruvien sur l’architecture de la tradition des historiens grecs de l’art sur la peinture et la sculpture, alors que, par son analyse éthique de la réponse concrète que l’architecte doit apporter aux erreurs de la vue, le traité se fait l’écho des débats philosophiques de la fin de la République romaine sur la véracité de la perception. The question of the beauty of an edifice by the human eye rests, in Vitruvius’s De architectura, on two notions, symmetria and species. The latter term, the sense of which is close to that of phantasia, brings the Vitruvian exposition on architecture nearer to the tradition of Greek historians on painting and sculpture, whereas, through his ethical analysis of the concrete answer that the architect must give to the errors of the eyesight, the treatise is an echo of the philosophical debate at the end of the Roman Republic on the veracity of perception. Entrées d’index Mots-clés : mimesis, phantasia, optique, éthique Keywords: mimesis, phantasia, optics, ethics SEARCH Tout OpenEdition Illusion du réel et esthétique de la correction : mimesis et phantasia... https://journals.openedition.org/pallas/163 1 sur 11 15/12/2021 11:37 Texte intégral Venustatis [erit habita ratio] cum fuerit operis species grata et elegans membrorumque commensus iustas habeat symmetriarum ratiocinationes. (De architectura, I, 3, 2) « On tiendra compte de la beauté lorsqu’on donnera à l’ouvrage un aspect agréable et élégant en calculant de façon juste les rapports modulaires entre les mesures des différentes parties1. » Architectura constat ex ordinatione, quae graece τάξις dicitur, et ex dispositione – hanc autem Graeci διάθεσιν uocitant – et eurythmia et symmetria et decore et distributione, quae graece οἰκονομία dicitur. (De arch., I, 2, 1) « L’architecture repose sur l’ordonnance, qui se dit en grec taxis, la disposition – les Grecs l’appellent diathesis –, l’eurythmie, la commensurabilité, la convenance et la distribution, qui se dit en grec oikonomia. » (mc) Le public entretient deux types de relations avec l’architecture. L’une est fonctionnelle et concerne l’usage pratique qui est fait des bâtiments ; l’autre est formelle et transforme l’espace de l’édifice en objet soumis au jugement esthétique. Dans une colonnade ou sur une façade, l’œil cherche à saisir une mesure, un rythme, un équilibre qui lui permettent d’envisager le bâtiment selon les critères du beau et du laid. En Occident, notre regard a été éduqué à cette critique d’art particulière notamment par les réalisations des architectes de la Renaissance et de l’époque baroque. Or ces artistes se sont fondés, pour penser leurs œuvres, sur les préceptes d’un architecte romain, Vitruve, qui a, le premier, théorisé l’esthétique de l’architecture et posé la question du rôle de la représentation et du regard dans la construction. 1 L’ouvrage de Vitruve, L’architecture, rédigé au début de la période augustéenne, dans les années 30-23, est moins un texte technique écrit pour des professionnels qu’un traité sur l’architecture à destination d’un public de profanes ou de demi- profanes : Vitruve se donne comme lecteurs tous ceux qui ont un jour ou l’autre à superviser une construction, soit privée, soit publique. Son texte analyse alors l’architecture en faisant appel à une culture générale qui est supposée être celle de ses lecteurs. Le discours vitruvien associe deux démarches : l’exposé des principes mathématiques ou physiques sur lesquels repose la pratique architecturale, et l’explication qui s’adresse au lecteur, pour lui donner à comprendre et pour justifier les choix techniques. 2 Pour Vitruve, tout acte architectural s’accomplit dans le respect de trois critères fondamentaux, solidité, utilité et beauté. C’est cette dernière qui entretient un lien avec le thème qui nous intéresse ici, celui du regard : 3 Cette phrase semble exposer une relation toute simple entre un ensemble de rapports mathématiques et le résultat visuel obtenu. En réalité, elle se trouve, dans l’économie du traité, à l’aboutissement d’une série de définitions et d’exposés, qui, mis en regard avec elle, donnent une image autrement plus complexe des rapports entre le travail de l’architecte et sa perception par le public. Elle repose sur deux notions de base, species et symmetria, définies par Vitruve dans les pages qui précédaient, qui vont constituer le noyau de notre analyse. 4 La symmetria, présentée comme le fondement de la beauté, est l’un des six principes qui régissent l’architecture : 5 De ces six principes, cinq ont un rapport avec l’aspect du bâtiment et sa perception visuelle2. Parmi eux, deux ont à voir avec des rapports mathématiques : l’ordonnance, ordinatio, et la commensurabilité, symmetria, consistent à choisir un module et, à partir de celui-ci, à établir des rapports numériques entre toutes les parties de 6 Illusion du réel et esthétique de la correction : mimesis et phantasia... https://journals.openedition.org/pallas/163 2 sur 11 15/12/2021 11:37 Dispositio est rerum apta conlocatio elegansque compositionibus effectus operis cum qualitate. Species dispositionis, quae graece dicuntur ἰδέαι, sunt hae : ichnographia, orthographia, scaenographia. (De arch., I, 2, 2) « La disposition est la mise en place correcte des éléments et, grâce à ces arrangements, la réalisation élégante d’un ouvrage où apparaît la qualité. Les aspects de la disposition, qui se disent en grec ideai, sont l’ichnographie, l’orthographie et la scénographie. » l’ouvrage. Un édifice manifeste de la beauté lorsqu’il présente une harmonie interne, c’est-à-dire une commensurabilité entre toutes ses parties entre elles et entre chaque élément et l’ensemble. Ces deux principes tirent leur origine d’une lecture mathématique du corps humain dont, rappelle Vitruve, le coude, le pied, la paume, le doigt ou d’autres parties peuvent être pris comme des modules numériques à partir desquels s’organisent les proportions internes du corps. De la même façon, l’architecte se donne un module à partir duquel il calcule ensuite les relations internes de l’édifice : on en retrouve la mesure et les multiples dans toutes les dimensions du bâtiment. C’est de l’imitation de la nature, qui a conçu le corps humain selon un système de rapport numériques, que provient la beauté formelle de l’édifice. Vitruve inscrit donc au fondement de sa théorie la notion de mimesis qui, depuis Platon, nourrit le débat sur la valeur éthique de l’art3. Mais à l’ordinatio et à la symmetria il ajoute trois autres principes, qui introduisent un autre critère, celui du regard. Le vocabulaire que leurs définitions mettent en œuvre réclame qu’on les aborde dans l’ordre où ils sont présentés. Dans l’histoire de la littérature latine, la matière du De architectura est si novatrice que le lexique existant s’est révélé insuffisant pour rendre les notions que Vitruve voulait exprimer. Il a dû par conséquent tantôt transposer en latin des termes grecs, tantôt ajouter des sens nouveaux aux mots qu’utilisaient déjà ses contemporains. Ce travail de lexicographe oblige d’abord le lecteur à lire le traité vitruvien dans l’ordre où il lui est présenté : qui commence par le livre V, par exemple, court le risque de ne pas comprendre le sens de termes qui ont été posés et définis quelque part dans l’un des quatre précédents. Le De architectura n’est pas conçu comme un guide pratique que l’on pourrait aborder, de façon purement utilitaire, par l’entrée de son choix. Mais ce travail que Vitruve a dû mener sur le vocabulaire oblige aussi le lecteur à prêter attention au sens donné aux mots et à le mémoriser pour l’appliquer ensuite systématiquement à toutes leurs occurrences4. C’est une attention de ce type que réclame la définition des principes de l’architecture. 7 Le premier des trois principes qui reposent sur le regard comme critère est la disposition : 8 Le terme dont le sens présente une difficulté, au point que Vitruve est obligé de le définir en recourant au grec, est species qui, nous l’avons vu, est avec symmetria au fondement de la définition de la beauté. Or species est, à l’époque de Vitruve, un mot assez courant en latin, mais il possède le même sémantisme un peu flou que le français « aspect » : impression, caractère, apparence, point du vue, espèce… Cette imprécision est nuisible à la clarté de la phrase et Vitruve en spécifie donc le sens qu’il lui donnera : quae graece dicuntur ἰδέαι, et le choix du référent grec n’est pas anodin ; les lecteurs de Cicéron (dont Vitruve fait partie, et nul doute que c’est chez Cicéron qu’il a trouvé cette équivalence grecque) y auront en effet reconnu sa célèbre traduction du terme platonicien « idée » : ἰδέαν appellat ille, nos speciem5. Species n’est donc pas à prendre, dans le De architectura, au sens commun d’« aspect », mais au sens philosophique uploads/Ingenierie_Lourd/ illusion-du-re-el-et-esthe-tique-de-la-correction-mimesis-et-phantasia-dans-la-the-orie-vitruvienne-de-l-x27-architecture.pdf

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