Chimères. Revue des schizoanalyses Les machines architecturales de Shin Takamat

Chimères. Revue des schizoanalyses Les machines architecturales de Shin Takamatsu Félix Guattari, Christian Girard Citer ce document / Cite this document : Guattari Félix, Girard Christian. Les machines architecturales de Shin Takamatsu. In: Chimères. Revue des schizoanalyses, N°21, hiver 1994. Félix Guattari — vol 1. pp. 127-141; doi : https://doi.org/10.3406/chime.1994.1937 https://www.persee.fr/doc/chime_0986-6035_1994_num_21_1_1937 Fichier pdf généré le 14/02/2020 FELIX GUATTARI Les machines architecturales de Shin Takamatsu INTRODUCTION l’architecture comme production de subjectivités Christian Girard Une énorme locomotive de béton plantée dans Kyoto : ma¬ chine immobile, introvertie, puissante, ARK est une clinique dentaire construite en 1983 par l’architecte Shin Takamatsu. Cette œuvre a ébranlé le champ architectural un peu comme le machinisme de Le Corbusier a pu le faire en son temps. In¬ terpréter, et par là réduire, l’architecture par la métaphore, ou tout autre instrument sémiotico-linguistique, ne convient pas plus à un décryptage des réalisations de Shin Takamatsu qu ’à celles de Le Corbusier. La clinique ARK excède une problématique du sens. L’édifice joue plutôt le rôle d’un vec¬ teur de subjectivation d’une rare intensité, qui met en ques¬ tion les présupposés humanistes dont l’architecture, comme discipline, est encore lestée. 1. « Les paravents », projet pour le concours du « Symbole France- Japon » organisé par l’INA (1987), équipe : F. du Castel, Ch. Girard, F. Guattari, J. Kalman, H. Suzuki. L’intérêt de Félix Guattari pour l’architecture n’a rien d’ étonnant : qu’on songe à Mille plateaux où la dimension spatiale est pratiquement présente à toutes les pages, sous de multiples instances. Il a même participé activement à une équipe de projet, en 1987, dans le cadre du concours d’idées pour le « Symbole France- Japon » (1). Il fréquentait de nom¬ breux architectes, dont Shin Takamatsu, l’un des plus percu¬ tants des années 80, auquel il a consacré le texte qui suit (2). HIVER 1994 -CHIMERES 127 FELIX GU ATTAR] 2. Exposition « Europalia 89, Japan in Belgium », cata¬ logue Transfiguration (Bruxelles, Centre belge de la bande des¬ sinée, anciens maga¬ sins Waucquez )■ F. Guattari : « Les machines architectu¬ rales de Shin Takamatsu ». p. 99-107. 3. P. Goulet « L’homme en dehors », in X. Guillot, ShinTakamatsu Projets d’ Architectures (1981-89), Paris, Electa Moniteur, 1989, p. 6-17. Ce texte illustre, comme une véritable monographie, « L'énon¬ ciation architecturale » de Cartographies schizoanalytiques (Galilée , 1989), dans laquelle Guattari assigne à l’architecte la tâche d’avoir « à analyser certaines fonctions spécifiques de subjectivations » et lui donne le rôle, « en compagnie de nombreux autres opérateurs sociaux et culturels, de relais essentiel au sein d’agencements d’énonciation à tête multiple, capables d’assumer analytiquement et pragmatiquement les productions contemporaines de subjectivité ». Pour saisir l’apport potentiel de Guattari à la critique - et, au-delà, à la pensée - de l’architecture, un exercice simple consisterait à lire en parallèle son texte sur Shin Takamatsu et ce qui a été écrit, en France, sur l’œuvre de cet architecte. Par exemple, là où un critique (3) voit dans Shin Takamatsu un architecte de l’extrême, ce qu’il est assurément, ou un ar¬ chitecte de l’obsession et du fantasme, ce qu’il est certes aussi, Guattari, tout en identifiant ces différentes compo¬ santes, préfère « ne pas fonder sur les fantasmes archaïques » l’essentiel de sa visée architecturale. L’analyse en termes de « devenirs » offre une clef bien plus intéressante, le « devenir- machine » de Shin Takamatsu apparaissant comme le prin¬ cipal opérateur en jeu dans sa démarche projectuelle. Très loin de la déconstruction derridienne, qui connaît son heure de gloire chez les théoriciens anglo-saxons de l’archi¬ tecture, l’impact de la pensée de Guattari sur la théorie ar¬ chitecturale a déjà des effets. Il sont repérables, en premier lieu aux Etats-Unis, suite à la traduction de Mille plateaux, puis en France, plus récemment et plus modestement. La description des « rouages essentiels des machines pro - cessuelles et resingularisantes » de l’architecte de Kyoto, avec au premier chef T « effet de visagéité » conféré à ses b⬠timents, est un modèle du genre. Elle possède de surcroît des vertus didactiques qui font de cet essai une introduction à une connaissance de l’architecture à l’écart des chemins balisés de l’esthétique traditionnelle. Ainsi Guattari ouvre aux ar¬ chitectes une possibilité de reprise théorique de leur pratique, dont l’exploration ne fait que commencer. 128 CHIMERES - HIVER 1994 Les machines architecturales de Shin Takamatsu L’histoire de l’architecture japonaise contemporaine est cel¬ le d’un dégagement progressif du style international, avec ses formes blanches, rectangulaires, abstraites, ses pilotis, ses toits plats, ses façades libres ou couvertes de surfaces vitrées, et de sa reconversion dans des voies de resingularisation. Cette his¬ toire est ponctuée par les bouleversements apportés par deux personnages de première importance qui ont nom Kenzo Tan¬ ge et Arata Isozaki. FELIX GUATTARI Dans les années 60, Kenzo Tange opéra une rupture radicale avec les aspects simplistes du fonctionnalisme international par la fondation d’un mouvement structuraliste dans l’archi¬ tecture et l’urbanisme japonais. En contrepoint de ce structu¬ ralisme, qui mettait l’accent sur la complexité des aspects re¬ lationnels propres aux espaces architecturaux, se développa un courant se dénommant « métaboliste » qui, de son côté, s’efforçait d’adapter la nouvelle industrialisation du bâtiment aux besoins humains, en particulier en édifiant des agglomé¬ rats de capsules modulaires. Dans le même souci de prise en compte des spécificités sociétales, individuelles et culturelles, les métabolistes furent également très préoccupés de compo¬ ser des formes évoquant les constructions japonaises tradi¬ tionnelles ou s’y rattachant indirectement. De son côté, Arata Isozaki, qui fut l’élève de Kenzo Tange, s’efforça de dégager radicalement l’architecture japonaise de son classicisme moderniste, pour laisser libre cours à une créativité symboliste et maniériste, confinant quelquefois au surréalisme. De ces bouleversements et de la vitalité économique de la so¬ ciété japonaise est résultée, aujourd’hui, une exceptionnelle effervescence de la production architecturale. L’étiquette de « nouvelle vague », appliquée à la génération actuelle des ar¬ chitect es les plus inventifs, est assez arbitraire tant sa diver¬ sité est grande. Mais il serait encore plus imprudent de vou¬ loir ranger cette génération sous la bannière du post-modernisme, car elle échappe heureusement à l’oppor¬ tunisme superficiel et éclectique que recouvre généralement cette qualification aux Etats-Unis et en Europe. Ce qui paraît cependant traverser le pluralisme de ces créatifs japonais, c’est ce que j’appellerai leur processualisme, c’est-à-dire le fait, précisément, qu’ils échappent aux modélisations prééta¬ blies par des écoles ou des courants. Non seulement chacun d’entre eux s’efforce de développer sa personnalité propre mais s’emploie également à en suivre l’évolution et les mu¬ tations à travers son processus de création. Aussi, toujours en refusant tout étiquetage systématique, peut- on repérer, chez ces architectes, des devenirs évolutifs qui ten¬ dent, tout naturellement, à faire sortir leurs œuvres des ca- 130 CHIMERES - HIVER 1994 Les machines architecturales de Shin Takamatsu drages fonctionnalistes, des exigences du contexte, voire même de toute référence culturelle de type humaniste. Quel¬ quefois cela leur a valu d’être qualifiés d’hermétistes, tant l’opinion est mal préparée, surtout au Japon, à voir resurgir, en notre siècle, de telles volontés de singularisation. A partir du recensement de l’architecture japonaise contem¬ poraine établi par Botond Bognar (1), on peut relever divers types de devenirs créatifs, qui ne manquent d’ailleurs pas de fréquemment s’entrecroiser. Un « devenir enfant » (par exemple, chez Takefumi Aida, Kazuhiro Ishii, Minoru Takeyama), soit à travers des constructions directement à des¬ tination des enfants, soit s’inspirant indirectement d’une vi¬ sion enfantine. Un « devenir végétal », par exemple chez Mayumi Miyawaki, qui a construit à Tokyo sa Boîte bleue, enserrant totalement la cime de quelques grands arbres, ou chez Kijo Rokkaku, avec sa Maison aux trois racines, où des troncs d’arbres et une partie de leurs racines émergent, à l’état bmt en haut d’une façade de ciment. D’une façon plus géné¬ rale, on retrouvera, chez la plupart des architectes de cette nouvelle vague, l’utilisation d’éléments boisés à titre de sym¬ bole de la nature. Un « devenir animal », explicitement re¬ vendiqué par le Team Zoo de l’université de Waseda à Tokyo, influencé par Takamasa Yoshizaka, et qui a réalisé, par exemple, le Domo Celakanto, édifice construit comme un mystérieux monstre marin. Il conviendrait également d’évo¬ quer un « devenir abstrait » chez Tadao Ando qui parle de « catabolisme du paysage », un « devenir Nirvana » chez Aida, une politique du vide et de la lumière chez Toyo Ito, un « devenir non-objet » chez Hiromi Fujii et chez Shinohara, dont le conceptualisme voudrait ramener l’architecture à son degré minimal, Mozuna, de son côté, étant parti à la recherche d’un principe « anti-résidence »... Mais sur tout ce foisonne¬ ment je ne puis que renvoyer à l’excellent livre de Botond Bognar, pour ne plus traiter, à présent, que du très extraordi¬ naire « devenir machine » de Shin Takamatsu qui « dispose d’ingénieux et mystérieux objets, dangereux rappel que les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être (2) ». Et Chris Fawcett précise que ces objets uploads/Ingenierie_Lourd/ les-machines-architecturales-de-shin-takamatsu-article.pdf

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