LAURA ALCOBA LA DANSE DE L’ARAIGNÉE r o m a n G A L L I M A R D « C’est une ima
LAURA ALCOBA LA DANSE DE L’ARAIGNÉE r o m a n G A L L I M A R D « C’est une image que je poursuis, rien de plus. » Gérard DE NERVAL Ma boussole À la Capsulerie, on sent tout de suite l’ascension. Dès qu’on traverse la rue Robespierre, ça monte en pente raide vers le quartier de la Noue. Notre tour est au 45, presque en haut de la côte. Mais monter la rue ne suϫt pas. C’est que notre immeuble la surplombe, un peu en retrait, perché sur une colline. Après s’être hissé jusqu’au numéro 45, il faut encore emprunter de longs escaliers pour accéder au bâtiment, en plus nous habitons au neuvième étage. Bref, ici, à la Capsulerie, on n’en ϧnit pas de s’élever. Depuis dix jours, ma mère, Amalia et moi nous sommes installées à Bagnolet. Paris, nous n’y sommes toujours pas, mais la capitale est tout près, cette fois, juste après les boucles que fait l’autoroute A3 au-dessus du périphérique, là où se cache la station Gallieni. Ma mère dit qu’à Gallieni on est tout au bout de la ligne de métro, la 3, celle qui est couleur kaki sur le plan. Mais je ne vois pas les choses comme elle. Pour moi, pas de doute, c’est à cet endroit que la ligne commence — quand elle parle des progrès que nous avons faits en matière de banlieue pour, au ϧnal, l’illustrer par cette histoire de bout, je ne peux pas m’empêcher de la corriger. À chaque fois, ça la fait rire, elle ne comprend pas pourquoi je m’obstine. La ϧn ou le départ de la ligne, c’est la même chose, voyons ! Soit, il se pourrait bien que d’un certain point de vue, ce soit la même chose. Pour les autres, peut-être. Mais alors, raison de plus. Si ça revient au même, autant dire qu’ici, on est au début. Car si c’est à Gallieni que la ligne commence, je sens bien qu’au fond, ça change tout. Du balcon de notre appartement, dans la continuité du salon qui sert aussi de chambre à Amalia, c’est incroyable tout ce que j’ai déjà appris à reconnaître, en quelques jours à peine. Droit devant nous, c’est Paris — pour de vrai. Ma mère me l’avait dit après avoir visité l’appartement pour la première fois, mais tant que je ne me suis pas moi-même trouvée devant cette vue, j’ai eu du mal à le croire. D’ailleurs, il m’arrive encore d’en douter. Tous les jours, je sors à deux ou trois reprises sur le balcon pour vériϧer que c’est bien la vérité, que Paris est réellement là, juste devant la Capsulerie. Je reste toujours un long moment à admirer ce que l’on peut voir et tout ce que l’on parvient à deviner, les mains agrippées au rebord en béton gris qui sangle notre neuvième étage. Mes yeux s’arrêtent immanquablement à Gallieni, aux immeubles hauts qui se dressent à proximité de l’autoroute. Puis je contemple ce paysage qui semble se calmer à mesure qu’on s’enfonce dans la ville, du côté du Père-Lachaise. Au-delà, on distingue la silhouette du Centre Pompidou, celle de la tour Saint- Jacques, je crois. Peut-être même Notre-Dame, au loin. Mais pour Notre-Dame, tout au fond du décor, il faut que le jour soit vraiment clair, sans oublier d’ajouter au ciel le plus pur beaucoup de bonne volonté. Peut-être, aussi, une pointe d’imagination. Ce qui est certain, c’est qu’à mesure qu’on s’éloigne des bretelles d’autoroute, Paris n’en ϧnit pas de s’apaiser — plus on oublie le périphérique et le nœud des échangeurs, plus la ville se fait douce, comme une promesse. Mais si au lieu de regarder si loin, le nez en l’air et sur la pointe des pieds, je m’arrête sur ce qui est tout près de la Capsulerie, si je m’attache à ce qui se trouve juste là, devant moi, ce que je vois, c’est le périphérique. L’autoroute A3, celle qui nous a fait sortir du Blanc-Mesnil. Le parc Jean-Moulin. Puis les jumelles du bord de l’autoroute, Les Mercuriales : impossible de les manquer, en plus leur nom est écrit en lettres majuscules au sommet de chaque tour. Au premier abord, elles paraissent identiques mais si on les observe attentivement, on voit bien qu’il n’en est rien. D’ailleurs, quelqu’un nous a dit que leur nom ne s’arrête pas là, beaucoup croient qu’elles ne sont que Les Mercuriales, mais l’une est la tour Ponant et l’autre la tour Levant, preuve qu’elles sont bien diϱérentes et qu’il n’y a pas de raison pour qu’on les confonde. Amalia m’a expliqué que Ponant et Levant, c’est une manière de dire qu’il y en a une à l’ouest et l’autre à l’est, mais on les a appelées comme ça parce que c’est plus joli et plus poétique, aussi. Et puis Ponant et Levant, on dirait que ça parle mieux du soleil et de sa course. On a beau être tout près de l’autoroute, Les Mercuriales, à leur manière, ont trouvé le moyen de nous parler d’abord du ciel. Ces tours jumelles, je les ai tout de suite aimées. Il y en a une plus petite que l’autre, mais il paraît que ça arrive souvent chez les jumeaux. Elles sont légèrement bleutées, aussi, et si on y prête attention, si on les ϧxe en se concentrant sur cette couleur, on voit bien qu’elles en répandent un peu autour d’elles, que, l’air de rien, elles bleuissent un brin ce qui les entoure. Les Mercuriales ne se contentent pas de se ressembler — quand on les a devant soi, on comprend tout de suite qu’elles sont ensemble pour de vrai. Avec leurs panneaux de verre, elles passent leur temps à se reϩéter l’une dans l’autre. Toujours sur fond bleu, même quand le ciel est gris — Ponant sur Levant, Levant sur Ponant, Les Mercuriales ont beau indiquer l’est et l’ouest, elles jouent aussi pas mal à brouiller les pistes. Parfois, je me dis que c’est quand même dommage que personne n’ait pensé à compléter la boussole du bord de l’autoroute. Pourquoi avoir fait les choses à moitié — où sont passés le nord et le sud, dans tout ça ? Quoique, tout bien réϩéchi, Ponant et Levant, c’est déjà un premier pas. Au fond, il n’y a qu’à glisser une droite imaginaire entre les deux rectangles de verre pour inscrire dans le paysage les quatre points cardinaux, au complet. Mon père, lui, c’est plein sud qu’il se trouve — quelque part sur la ligne invisible. Tir à l’arc Aujourd’hui, j’ai reçu une nouvelle lettre de lui. Nous savons très bien à présent comment ils se débrouillent, à la poste, avec l’océan et les onze mille kilomètres qui nous séparent. Dans un sens comme dans l’autre, à force, nous avons appris à bien viser. Après un an et demi d’expérience, nous pouvons prévoir à deux ou trois jours près le temps qu’il faut à une feuille de papier glissée dans une enveloppe pour traverser l’Atlantique — nos estimations tombent de plus en plus juste. Mais pour en arriver là, il nous a fallu beaucoup d’entraînement, quelques francs ratages et pas mal d’approximations. Cette lettre devrait te parvenir après le nouvel an, m’avait écrit mon père le 20 décembre dernier. À quoi j’avais répondu Presque, mais pas tout à fait — nous étions encore en 1979 lorsque j’ai ouvert l’enveloppe qu’il avait imaginée entre mes mains au tout début de la nouvelle décennie. Mais quelques mois plus tard, quand j’ai lu Celle-ci devrait te parvenir le jour de ton anniversaire, il avait vu juste, la lettre était arrivée à la bonne date, le 10 avril 1980, pile pour mes douze ans, par le courrier du matin. Cette fois oui, tu as réussi ! Pour passer un message au bon moment de l’autre côté de l’océan, l’expérience ϧnit par payer. Le déménagement qui nous a rapprochées de Paris n’a rien changé à l’aϱaire. Lorsqu’il a écrit dans sa cellule, à La Plata, la lettre que je tiens à présent entre les mains, ma mère, Amalia et moi étions en train de charger la voiture de Carlos avec nos cartons, heureuses de quitter le Blanc-Mesnil et la cité de la Voie-Verte. D’après ce que tu annonçais dans ta dernière lettre, c’est aujourd’hui que vous changez d’appartement, dit mon père, et quand tu liras celle-ci, tu auras sans doute déjà passé plus d’une semaine à Bagnolet. Exact ! Bavarder entre la banlieue parisienne et la prison argentine où se trouve mon père, la Unidad Nueve de La Plata, c’est un peu comme du tir à l’arc — avec de l’exercice et un peu d’application, on arrive à atteindre le point de mire, l’endroit précis du calendrier où nous nous sommes donné rendez-vous. Plus le temps passe, et plus nous nous retrouvons exactement là où nous l’avions imaginé — pile au centre de la cible. Tel jour, telle heure, devant les boîtes aux lettres, au pied du bâtiment A. D’accord, j’y serai. Il faut juste me laisser le uploads/Ingenierie_Lourd/ la-danse-de-l-x27-araignee-alcoba-laura-alcoba-laura.pdf
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- Publié le Mai 30, 2021
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