Les univers sensoriels de l’architecture contemporaine Page 1 Xavier Bonnaud, P
Les univers sensoriels de l’architecture contemporaine Page 1 Xavier Bonnaud, Professeur à l’ ENSA de Clermont-Ferrand Les univers sensoriels de l’architecture contemporaine Présentation Si l’on en réfère à notre expérience immédiate, à partir de notre vécu corporel, on observe que l’architecture, sans doute plus que d’autres formes d’art, engage et assemble un très grand nombre de dimensions sensorielles. La lumière et l’ombre, les transparences et les profondeurs, les phénomènes colorés, le jeu des matières et des textures, la présence de volumes parfois plein, parfois vides, le jeu des dimensions, les relations d’échelles, le dialogue avec la taille de notre corps, les jeux d’ouverture et de fermeture, de compression spatiale, la relation entre l’horizon et le proche sont autant d’éléments qui participent de manière simultanés à la découverte et à l’appréciation d’un lieu. Et pourtant depuis le 18ème siècle, l’architecture a été de manière prédominante enseignée, théorisée, pratiquée et critiquée comme une forme d’art du regard, donnant toute son importance, “au jeu plus ou moins saillant des volumes sous la lumière”. L’Occident et l’hégémonie du visuel Dans un essai intitulé The Eyes of the skin, architecture and the senses, publié en 2005, l’architecte et enseignant finlandais Juhani Pallasmaa analyse l’influence déterminante du visuel sur la culture occidentale. Cette influence est ancienne puisque déjà le philosophe grec Heraclitus constatait au Véme siècle avant notre ère que “les yeux sont de plus fidèles outils que les oreilles pour témoigner de la réalité.” Juhani Pallasmaa détaille comment la manière dont la vision a infiltré les habitudes de perception, de pensée et d’action de la civilisation occidentale, constituant petit à petit un « paradigme occulocentré », c’est-à-dire une interprétation de la connaissance, de la vérité, de la réalité dominée par la vision. Mais surtout, et c’est ce qui va nous intéresser plus particulièrement ici, il met en évidence comment cette position dominante de la vision a progressivement entrainé un désintérêt des autres sens et du corps dans son ensemble, entrainant une perte d’acuité à toutes les richesses sensorielles de notre condition corporelle. Les univers sensoriels de l’architecture contemporaine Page 2 Xavier Bonnaud, Professeur à l’ ENSA de Clermont-Ferrand Sous l’impulsion d’une habileté technique puissamment engagée dans les technologies de la transmission du visible, cet investissement dans le royaume du visuel a produit des excès que l’on retrouve aujourd’hui dans les domaines suivants : - La tyrannie du look et de son bras armé : l’image publicitaire, - La culture du spectacle et une certaine idée du tourisme et de la consommation des lieux, - Un emballement esthétique à partir de canons purement visuels, - Le sentiment d’inquiétude face au non visible : lequel a donné naissance à des technologies de surveillance. L’invention par Bentham du Panoptique au XVIIIéme siècle (édition de l’ouvrage en 1780) apparaît comme le point d’origine des technologies de surveillance que l’on connait aujourd’hui avec les écrans et caméras qui constituent deux outils apparaissant comme séparés mais évidement reliés par toute l’ingénierie du visible. - et pour finir, point majeur de cette importance du royaume du visible aujourd’hui, la culture de la consommation télévisuelle, informatique, numérique, tout ce qui passe aujourd’hui par les écrans, petits et grands. (soit 3 h 30 quotidiennes en moyennes pour la population française et environ 7 heures par jour devant des écrans - tous médias confondus, télé, ordinateurs pour le travail, consultation internet, jeux vidéo, téléphonie, pour les adolescents américains). Parce qu’elle engage moins notre corps que d’autres sens, la vision fabrique de l’isolation sensorielle et du détachement. Dans la production architecturale, Juhani Pallasmaa identifie deux dérives spécifiques de cet emballement excessif dans le visible : le narcissisme de l’objet et le nihilisme lié à la désillusion de l’usage et de l’expérience réelle. Mais une telle hypertrophie de l’univers visuel, et la négligence vis-à-vis d’autres approches du monde, amoindrit aussi nos capacités de compassion, d’empathie et de participation au monde. Toutefois, comme antidote à cette réduction de réel et aux risques d’aliénation que porte une telle attitude, ce petit ouvrage propose de revisiter les œuvres architecturales à partir des modalités sensorielles spécifiques qu’elles déploient pour découvrir à coté d’une architecture du regard, des architectures du contact, de l’oreille, de l’odeur et du corps. Les univers sensoriels de l’architecture contemporaine Page 3 Xavier Bonnaud, Professeur à l’ ENSA de Clermont-Ferrand Pour aborder l’actualité sensorielle et perceptive de l’architecture contemporaine, commençons par analyser les univers respectifs de deux bâtiments référents de la période moderne. Comparons la villa Savoye de Le Corbusier et la villa Mairea d’Alvar Aalto. • Le Corbusier dans sa première période (1920-1940), celle des “5 points de l’architecture” et de la “promenade architecturale” valorise très clairement la vision dans la conception et l’appréciation de ces projets. La définition qu’il donne de l’architecture comme "le jeu savant correct et magnifique des volumes sous la lumière” en est la revendication explicite. Dans la villa Savoye, (1931), la découverte architecturale est basée sur la promenade, sur une déambulation qui met en jeu les sens de la proprioception, les muscles, mais dans l’objectif principal de mettre en scène l’environnement à la manière d’un kaléidoscope. Il propose des dispositifs spatiaux épurés, des machines visuelles qui magnifient, par des successions de cadrages et de recadrages, le regard vers l'extérieur en le détachant en chemin de la réalité concrète de l’environnement. • A quelques années de là, l’architecture qu’Alvar Aalto met en œuvre à la villa Mairea (1938) n’est pas emprunte de cet idéalisme cartésien assez désincarné. Elle se découvre comme une suite d’agglomérations sensorielles. De multiples textures, des détails, des matières peu transformées, des formes parfois volontairement irrégulières sont assemblées avec une attention particulière aux points de contact corps/bâtiment (mobilier, poignées de porte, mains courantes, etc). Ces éléments donnent aux constructions d’Alvar Aalto une sorte d’évidence accueillante, sans doute par sa prise en compte du caractère charnel de l’homme et de toutes les capacités de sensation et de perception qui en émerge. Les univers sensoriels de l’architecture contemporaine Page 4 Xavier Bonnaud, Professeur à l’ ENSA de Clermont-Ferrand Les rivages sensoriels du contemporain Poursuivons donc maintenant notre visite en découvrant quelques réalisations architecturales contemporaines afin d’en interroger les palettes sensorielles. Dans la réception de lieux comme dans l’appréciation architecturale, les 5 sens habituels sont évidemment agissants. L’activité de proprioception (récepteurs musculaires, articulaires et cutanés) ainsi que l’ensemble des capteurs vestibulaires jouent aussi un rôle important dans les activités de repérage et de déplacement mobilisées par la découverte de l’architecture. Mais il nous semble aussi que d’autres parties du corps, d’autres systèmes, d’autres canaux sensoriels sont agissant dans l’appréciation de la réalité extérieure. Toute création architecturale façonne les lieux. Toute architecture fabrique des conditions environnementales expérimentales dont la richesse permet d’interroger de manière prospective les multiples dimensions de notre relation aux lieux. Bien avant l’appréciation esthétique, avant l’énoncé d’un jugement, avant la dynamique de l’activité de perception, l’étage sensoriel représente, nous semble t’il, un premier niveau de contact avec le monde extérieur, dans son appréciation la plus concrète, la plus physique, la plus anatomique. Que cela soit lors de promenade dans la nature, à la rencontre de paysages urbains ou lors de visites architecturales, nous sommes irrémédiablement immergés, de tous cotés, de toutes parts, en tous sens. En effet, on ne met pas le petit doigt dans le monde comme on le ferait avec l’eau froide avant de se baigner. La présence des lieux émerge globalement, et nous allons suivre l’intuition selon laquelle cette présence si évidente, si immédiate, si intense, pourrait nous atteindre à partir d’interfaces sensorielles encore plus larges, plus profondément ancrées dans nos corps de manière encore inconsciente et énigmatique. Partons pour cela à la rencontre d’œuvres architecturales qui fonctionnent comme des révélateurs, qui perturbent nos habitudes, et donnent à nos corps la sensibilité de sismographes pour rendre perceptibles ces qualités du réel que nous ne sentirions peut être pas autrement. Essayons de mettre en avant d’autres émergences, d’autres sensations qui nous atteignent, assez floues, mais de manières tenaces et reproductibles Les univers sensoriels de l’architecture contemporaine Page 5 Xavier Bonnaud, Professeur à l’ ENSA de Clermont-Ferrand sans que nous sachions très bien comment elles sont perçues par notre organisme. Observons les palettes sensorielles proposées par ces architectures et tentons ainsi d’élargir le cadre, les mesures, les appréciations de nos capacités à sentir puis à évaluer les lieux qui nous entourent. 1- Un sens de la concrétude Certaines œuvres architecturales contemporaines proposent une expérience inégalée de la dimension concrète du monde. Par la présence des matières qui les constituent, par leur « physicalité » elle révèle un sens de la concrétudei. L’architecture Suisse met fréquemment en évidence cette sensibilité. Dans bon nombre de ces projets, Peter Zumthor en fait de saisissantes présentations. A travers la texture et la sécheresse des bois, par le grain et la densité sourde des bétons, par les qualités de transparences des verres mais aussi leurs réalités physiques intrinsèques, par les relation entre sites et matériaux, il éveille l’appartenance terrestre de la pierre, du bois, du béton, du fer ou du verre dont la présence émerge, uploads/Ingenierie_Lourd/ les-univers-sensoriels-de-l-architecture 1 .pdf
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- Publié le Oct 20, 2022
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