MÉMOIRES SAUVÉS DU VENT PAR RICHARD BRAUTIGAN Traduction de l’américain et post

MÉMOIRES SAUVÉS DU VENT PAR RICHARD BRAUTIGAN Traduction de l’américain et postface de Marc CHÉNETIER 10/18 CHRISTIAN BOURGOIS ÉDITEUR Si vous désirez être régulièrement tenu au courant de nos publications, écrivez-nous : Éditions 10/18 12, avenue d’Italie 75627 Paris Cedex 13 Titre original : So The Wind Won’t Blow It All Away © Richard Brautigan 1982. © Christian Bourgois Éditeur 1983 pour la traduction française. ISBN-2-264-01327-3 Ce livre est pour Portia Crockett et Marian Renken J’ignorais, cet après-midi-là, que la terre attendît de se changer à nouveau en tombe quelques brèves journées plus tard. Dommage que je n’aie pu arrêter la balle dans sa course et la remettre dans le canon de la 22 long rifle pour qu’elle en reparcoure en sens inverse la spirale, réintègre le chargeur et se resolidarise avec la douille, se conduise enfin comme si on ne l’avait jamais tirée ni même chargée dans la carabine. Je voudrais bien que cette balle rejoigne dans sa boîte ses quarante-neuf autres frères et sœurs de balles, que la boîte soit de nouveau en sécurité sur l’étagère de l’armurerie, et m’être contenté de passer devant la boutique en cet après-midi pluvieux de février sans jamais y pénétrer. Je voudrais bien avoir eu envie d’un hamburger au lieu de balles. Il y avait un restaurant tout à côté de l’armurerie. On y faisait de très bons hamburgers, mais je n’avais pas faim. Je songerai à ce hamburger le restant de mes jours. Je serai assis là, au comptoir, à le tenir dans mes mains, des larmes me couleront sur les joues. La serveuse se sera détournée parce qu’elle n’aime pas voir pleurer les gosses qui sont en train de manger des hamburgers et qu’en plus elle ne veut pas me gêner. Je suis le seul client dans ce restaurant. Elle n’a pas besoin de ça. Elle aussi a ses ennuis. Son petit ami l’a quittée la semaine passée pour une rouquine de Chicago. C’est la deuxième fois en un an que cela lui arrive. Elle n’arrive pas à y croire. Il ne peut s’agir d’une simple coïncidence. Combien y a-t-il de rouquines à Chicago ? Elle prend un torchon et nettoie une tache imaginaire à l’autre bout du comptoir, essuyant un liquide renversé dont il n’y a pas trace. Je vais continuer de raconter cette histoire : Mémoires Sauvés du Vent, Poussières d’Amérique… La Seconde Guerre mondiale était terminée depuis deux ans, et ils se dirigeaient en brinquebalant vers l’étang, le long d’une route défoncée par des ornières de boue durcie, dans une vieille camionnette à l’arrière de laquelle étaient entassés leurs meubles de pêche. On approchait toujours de sept heures, ces soirs d’été 1947, au moment où ils venaient se ranger au bord de l’étang et commençaient à décharger leurs meubles du camion. D’abord, ils déchargeaient le canapé. C’était un canapé énorme et lourd, mais cela ne les gênait pas car ils étaient tous deux énormes et lourds. Elle était presque aussi énorme que lui. Ils déposaient le canapé sur l’herbe tout au bord de l’étang, de manière à pouvoir s’y asseoir et pêcher de leur siège. Ils déchargeaient toujours le canapé en premier puis allaient chercher le reste des meubles. Il leur fallait trois fois rien de temps pour installer leurs affaires. Ils accomplissaient cela avec beaucoup d’efficacité ; de toute évidence, ils le faisaient depuis des années, s’y étaient mis bien avant que j’aie commencé à les observer, à attendre leur arrivée à l’étang, à devenir, à mon humble manière, partie de leur existence. Parfois, j’arrivais tôt, pour les attendre. D’où je suis assis, en ce premier août 1979, je colle mon oreille au passé comme si c’était le mur d’une maison qui n’est plus. Je parviens à entendre le chant des merles mauvis et le souffle puissant du vent dans les roseaux. Ils bruissent dans le vent comme des épées de spectres à la bataille ; murmure aussi le lapement régulier de l’étang sur la berge ; j’en fais aussi partie, par l’imagination. Le chant des merles est semblable à des points d’exclamation mélancoliques tapés à la machine une soirée d’été, l’un de ces soirs qui transpirent l’ennui et l’épuisement parce qu’un vent chaud souffle du sud. Cette espèce de vent est toujours fatigant et me porte sur les nerfs. On a grossièrement assemblé une planche, avec un petit rondin à son extrémité, à quelques pilotis qui ressemblent à des pieux : l’ensemble forme, au mieux, l’appontis de pêche le plus triste du monde. Il a quelque chose de vraiment pathétique ; c’est moi qui l’ai conçu et construit ; je ne peux donc m’en prendre qu’à moi-même et je me tiens debout à son extrémité, à trois ou quatre mètres de la rive. La planche se fraie un étroit couloir dans les roseaux pour déboucher sur les eaux libres de l’étang. La planche ploie en son milieu : elle est recouverte de sept ou huit centimètres d’eau et sa solidité n’est pas telle que l’on puisse sauter par- dessus. Cette espèce de clown de passerelle s’effondrerait si j’essayais un coup pareil ; alors il faut que je marche dans l’eau pour parvenir à l’extrémité sèche de la planche et y pêcher. Par bonheur, les garçons de douze ans se fichent de mouiller leurs chaussures de tennis. Pour eux, ça n’a pour ainsi dire pas d’importance. Ils s’en moquent complètement ; du coup, je me retrouve là, debout, les pieds mouillés, à pêcher face au vent du sud, à écouter les merles, le bruissement sec d’épées dans les roseaux et le lapement régulier de l’eau à l’endroit où se termine l’étang et où commence le rivage du monde. Je pêche exactement en face de l’endroit où ils vont arriver dans quelques heures et installer leurs meubles. Je les attends en regardant mon bouchon monter et descendre comme un étrange métronome flottant, occupé à noyer doucement un ver vu que les poissons ne s’intéressent pas le moins du monde à sa condition. Les poissons ne mordent pas, c’est tout ; mais je m’en fiche. J’attends, tout simplement, et c’est une façon d’attendre qui vaut bien n’importe quelle autre façon d’attendre si l’on considère, selon toute attente, que toutes les attentes se valent. Le soleil brille sur l’eau devant moi et il faut que je détourne constamment le regard. A chaque fois que je regarde le soleil, il me revient réfléchi comme une courtepointe éclatante dont le motif serait fait de centaines de montagnes russes propulsées par le vent. Le soleil n’a aucune fraîcheur. Le soleil devint barbant vers le milieu de l’après-midi, ainsi qu’il paraît souvent aux enfants, et se fit presque démodé, comme de vieux vêtements coupés au départ de manière inintéressante et sans imagination. Peut-être aurait-Il dû y réfléchir à deux fois. Le soleil me brûlait un peu mais je m’en fichais. J’avais le visage légèrement empourpré. Je ne portais pas de chapeau. Je portais rarement de chapeau lorsque j’étais enfant. Les chapeaux viendraient plus tard. Mes cheveux étaient presque d’un blanc d’albinos. Les gosses m’appelaient « Blanchet ». Cela faisait si longtemps que je me tenais là que mes chaussures de tennis étaient presque sèches. Elles avaient vécu la moitié de leur existence ; c’est la meilleure période pour des chaussures de tennis. On aurait dit qu’elles faisaient vraiment partie de moi, qu’elles prolongeaient la plante de mes pieds. Sous mes pieds, elles étaient vivantes. Je n’aimais pas que mes chaussures de tennis fussent complètement usées alors que nous n’avions pas assez d’argent pour en acheter une nouvelle paire. J’avais toujours le sentiment d’avoir fait quelque chose de mal et que c’était ma punition. Il faut que je me conduise mieux ! C’était ainsi que Dieu me punissait : en me faisant porter des vieilles chaussures de tennis complètement foutues, de sorte que je trouvais gênant de regarder mes pieds. J’étais alors trop jeune et trop naïf pour rapprocher le sens des chaussures de tennis ridiculement défuntes que j’étais contraint de porter du fait que nous étions des Assistés sociaux et que l’Aide sociale n’avait pas pour but d’emplir un enfant de la fierté qu’elle existât. Lorsque j’avais une paire de chaussures de tennis neuves, ma vision de l’existence changeait immédiatement. J’étais une tout autre personne, fière de marcher à nouveau sur la terre, et je remerciais Dieu dans mes prières de m’avoir aidé à obtenir une nouvelle paire de tennis. Cependant, c’était l’été 1947, et je finis par me lasser de les attendre, d’attendre qu’ils arrivent avec leurs meubles ; je décidai d’aller rendre visite à un vieil homme qui était veilleur de nuit dans une petite scierie des environs. Il vivait dans une petite cabane à côté de la scierie et buvait de la bière. Il buvait beaucoup de bière en surveillant la scierie afin que nul n’y vînt rien dérober. La scierie était très, très tranquille une fois les ouvriers rentrés chez eux. Il la surveillait une bouteille de bière à la main. Je crois qu’on aurait pu voler la scierie uploads/Ingenierie_Lourd/ memoires-sauves-du-vent-richard-brautigan.pdf

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