P E T E R Z U M T H O R Architecte d’atmosphères H a d r i e n G r e m a u d «
P E T E R Z U M T H O R Architecte d’atmosphères H a d r i e n G r e m a u d « Le processus de projet repose sur une interaction constante entre le sentiment et la raison. […] Concevoir un projet, c’est en grande partie comprendre et ordonner. Mais je [Zumthor] pense que c’est l’émotion et l’inspiration qui donnent naissance à la substance fondatrice propre de l’architecture.»1 Dans son travail, Peter Zumthor ne cherche pas à faire la distinction entre objectivité et subjectivité. C’est pourquoi l’architecte préfère au terme contexte parler d’atmosphères. L’atmosphère, c’est l’interaction entre nous et ce qui nous entourent. L’architecture laisse surgir des émotions. En réglant chaque paramètre du projet, l’architecte devient créateur d’atmosphères. Influences et éthique déterminent également ses décisions. I. Ce qui nous entourent Il existe une magie de la musique, de la peinture, de la littérature qui font qu’une sonate, une toile ou un poème peuvent nous remplir d’émotions. Peter Zumthor parle d’une magie du réel pour décrire le phénomène qu’il éprouve à certains moments dans un environnement naturel ou architectural. Voici quelques notes qui retracent cette sensation : « En ce jeudi saint, je suis assis dans la loggia de la Halle aux draps. Devant moi la vue sur la place, son front de maisons, l’église et les monuments. Le mur du café dans mon dos. Il y a du monde, juste ce qu’il faut. Un marché aux fleurs. Il fait soleil. Il est onze heures du matin. L’autre côté de la place est dans l’ombre et produit une effet bleuâtre agréable. Des bruits enchanteurs (des conversations, des pas sur le dallage de la place, le murmure indistinct de la foule, pas de voitures ou de bruit de moteurs), par moments quelques bruits de chantier au loin. Les oiseaux pareils à des points noirs volent dans un joyeux empressement, traçant, à ce qui me semble, de petits motifs ondulés dans le ciel. On a l’impression que les jours fériés qui s’annoncent ont déjà ralenti le pas des gens. Deux religieuses traversent la place en gesticulant allègrement, d’un pas léger, la coiffe agitée par le vent. Elles portent chacune un sac en plastique. La température est chaude et agréablement fraîche à la fois. Je suis assis sur un canapé rembourré en velours vert clair. La statue de bronze sur son socle au milieu de la place me tourne le dos et regarde comme moi vers l’église. Les deux tours de l’église, dont les flèches sont de hauteurs inégales, sont semblables à la base, puis s’individualisent progressivement vers le haut. L’une des flèches porte une couronne d’or. B. ne va pas tarder à arriver en traversant la place depuis la droite.»2 Un environnement naturel ou architectural a une atmosphère qui lui est propre. C’est elle qui peut toucher la sensibilité. Qu’est-ce que l’atmosphère ? C’est le tout d’un lieu. Les choses, les gens, la qualité de l’air, la lumière, les bruits, les sons, les couleurs, les présences matérielles, les textures et les formes… Mais il y a autre chose qui touche : quelque chose de liée à l’individu, son état d’âme, ses sentiments et ses attentes du moments. Zumthor se remémore une phrase : The beauty lies in the eyes of the beholders (la beauté repose dans les yeux du spectateur). Alors, ce qu’on ressent d’une atmosphère n’est-ce pas seulement une projection, l’humeur du moment ? Pourtant sans cette place ce jeudi saint, jamais Zumthor n’aurait éprouvé les sentiments qu’il décrit. Une atmosphère est perçue par l’interaction entre nos sentiments et les choses qui nous entourent. Le travail de l’architecte porte sur les formes, les conceptions formelles (physionomies), les présences matérielles qui constituent notre espace de vie. Il s’agit de façonner la réalité, de donner à l’espace construit une atmosphère où nos sensations puissent s’enflammer. La magie du réel correspond à la transformation du matériel en sensations humaines. Comme pour le compositeur, le peintre ou le poète, toute magie nécessite talent et travail. L’architecte en a besoin pour réaliser une architecture de qualité. Zumthor apprécie la qualité architecturale selon l’atmosphère créée. La présence de certaines constructions a quelque chose de mystérieux. Elles semblent simplement être là. On ne leur accorde aucune attention particulière, au point qu’on ne peut imaginer l’endroit sans elles. Elles semblent naturellement faire partie de leur environnement. « La possibilité de concevoir des bâtiments qui pourront avec le temps faire ainsi corps avec la forme et l’histoire d’un lieu me [Zumthor] passionne. Chaque nouvelle construction nécessite une intervention dans une situation historique donnée. Pour la qualité de cette 1 Une Vision des choses Texte d’une conférence, écrit en novembre 1988, Southern California Institute of Architecture, Santa Monica, Los Angeles 2 La Magie du réel leçon doctorale tenue le 10 décembre 2003 à l’occasion de l’octroi du titre de docteur honoris causa de la Faculté d’architecture de l’Université de Ferrare intervention, il est décisif de réussir à doter le nouveau de propriétés telles qu’elles permettent d’entrer dans un rapport de tension signifiant avec l’existant.»1 C’est-à-dire que l’objet nouveau doit inciter à porter un regard nouveau sur ce qui est déjà là. Car nos sensations et notre compréhension sont enracinées dans le passé. Les bâtiments qui s’épanouissent par une présence particulière au lieu où ils sont, sont entrés en relation avec ce qui est local. « Si un projet ne fait que puiser dans l’existant et dans le répertoire de la tradition, s’il répète ce que l’endroit lui fixe d’avance, il me manque le dialogue avec le monde, le rayonnement du contemporain. Si une œuvre architecturale n’est qu’un récit sur le cours du monde et l’expression d’une vision, qui ne parvient pas à faire résonner le lieu, il me manque l’ancrage sensoriel dans le lieu, le poids spécifique de qui est local.»3 L’intégration d’une nouvelle architecture dans un site doit faire preuve de compréhension et de mesure. II. Créateur d’atmosphères « La qualité architecturale ce n’est pas d’avoir sa place dans un guide ou dans l’histoire de l’architecture. Pour moi [Zumthor], il ne peut s’agir de qualité architecturale que si le bâtiment me touche.»4 « Mes exigences quant à ce que j’appelle une réussite architecturale, nées de ces moments particuliers de mon expérience, vont plus loin et m’amènent à poser la question : puis-je comme architecte créer quelque chose qui constitue véritablement une atmosphère architecturale, cette densité, cette ambiance unique, ce sentiment de présence, de bien-être, de cohésion, de beauté ?»2 Mais comment faire pour créer des bâtiments ou des ensembles, petits ou immenses, dans lesquels on se sent bien ? Au cours de ses années de pratique, Zumthor a décelé neuf points, neuf paramètres clefs qu’il travaille pour concevoir ses projets. Le corps de l’architecture est l’ensemble des choses matérielles qui font l’architecture. On a une perception des différents éléments qui composent un espace architectural. Même si tout n’est pas visible, on devine des poutres sous un plancher comme des os sous la peau. Comme le corps humain, l’architecture a son anatomie. N’entendez pas anatomie comme vocabulaire, mais comme la disposition naturelle, juste et sensée des éléments entre eux pour former un tout harmonieux. L’architecte comme le médecin doit savoir comment articuler au mieux les composants d’une anatomie. Zumthor cherche à penser l’architecture « …corporellement, comme une masse, une membrane, une matière ou une enveloppe, un drap, du velours, de la soie, tout ce qui m’entoure. Le corps ! Pas l’idée du corps —le corps lui-même ! Qui peut me toucher. » 4 L’harmonie des matériaux est une grande passion de Zumthor. Les matériaux ont une grande influence dans notre perception d’un lieu. Ils sont très expressifs. C’est pourquoi, il faut les choisir judicieusement. « Les matériaux sont infinis. Prenez une pierre, vous pouvez la scier, la poncer, la percer, la fendre et la polir, elle aura toujours un aspect différent. Considérez ensuite la quantité, petite ou grande, et elle changera de nouveau. Et quand vous la placez dans la lumière, elle change encore. Un seul matériau offre déjà des milliers de possibilités.»4 Les matériaux s’accordent entre eux et se mettent à chanter, et cette composition matérielle donne naissance à quelque chose d’unique. L’harmonie repose à la fois entre le choix des matériaux et leur disposition. Cette distance critique entre deux matériaux est une sorte de point d’équilibre : trop éloignés, ils ne vibrent pas ensemble et trop proches, ils s’annulent. Le son de l’espace est comme celui d’un instrument de musique. « Chaque espace fonctionne comme un grand instrument, il rassemble les sons, les amplifie, les retransmet. Ce processus dépend de la forme et de la surface des matériaux et de la manière dont ils sont fixés.» 4 Qu’un plancher soit posé sur des poutres de bois ou directement collé sur une dalle de béton. La pièce ne sonnera pas de la même manière. Même seul dans un hall de gare ou dans une pièce sourde, ce ne sera pas le même silence. Bien qu’il est difficile de représenter les sons d’un espace sur un uploads/Ingenierie_Lourd/ peter-zumthor-par-hg.pdf
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- Publié le Fev 10, 2022
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