LE CHEVALIER DE LA CHARRETTE, DE CHRÉTIEN DE TROYES1 1. Le titre 1.1 Le titre e
LE CHEVALIER DE LA CHARRETTE, DE CHRÉTIEN DE TROYES1 1. Le titre 1.1 Le titre est repris dès la première page pour annoncer le récit : c'est «Le Chevalier de la Charrette ». L'expression se retrouve ensuite dans l'histoire racontée, sous forme d'une périphrase répétée, à partir de l'épisode «Le chevalier inconnu et la charrette » ; désormais le héros, nommé de manière allusive « le chevalier », est identifié à ce moyen de transport ; le complément de lieu ou de provenance devient un complément de nom, la caractérisation même de ce personnage : on fait descendre le chevalier « de la charrette », le chevalier qui était arrivé « sur la charrette », « cil [celui] de la charrette ». C'est alors ce qui le différencie des autres chevaliers, son identification provisoire dans le récit, son « étiquette ». Il ne vient de nulle part, sinon de là. 1.2 Le titre renvoie au sujet même du texte, l'infamie, la privation de nom et de dignité qu'endure un chevalier. C'est donc l'emblème fort de « la honte » et du « mépris » que doit subir le héros, avant de reconquérir son prestige ; c'est aussi la marque de la clandestinité qui le caractérise, du secret qui l'entoure. Qui est-il vraiment ? Toute la première section du récit est suspendue à cet incognito. Le titre pose donc le premier programme narratif. Ce faisant, il annonce aussi la composition du texte, puisque « Le Chevalier de la Charrette » constitue la première section du texte ; à partir du moment où il est nommé par la reine («premier combat avec Méléagant »), le héros est identifié par tous ; il est désormais appelé par le narrateur et par les autres protagonistes «Lancelot ». Le récit se construit donc dans la conquête d'un nom et d'une reconnaissance. 1.3 Le titre entre donc dans la tradition, héritée de l'épopée, du titre éponyme, attaché au nom du héros fondateur de la légende. L'originalité de la désignation consiste à masquer le nom du personnage-titre pour ne le caractériser que par son statut énigmatique. « Le Chevalier de la Charrette » est un titre éponyme thématisé de manière... anonyme. Il faut alors ajouter que cet enlèvement symbolique (le chevalier acceptant d'être emmené de façon honteuse) est une première manière de trouver des informations, et donc de retrouver la reine qui, elle, a subi un enlèvement effectif. 1.4 Par son titre même, le récit s'inscrit dans le cycle médiéval des romans de chevalerie du XIIe siècle. Il appartient au cycle arthurien des 1 (Références : Le Chevalier de la Charrette (Lancelot), Classiques Hachette, d'où viennent ici les citations et les sous-titres, édition établie par Christiane Vaissade. Chrétien de Troyes, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, édition établie par Daniel Poiron.) chevaliers de la Table ronde. L'œuvre de Chrétien de Troyes est largement constituée par cet ensemble. À noter que les titres de ces romans peuvent mentionner, dans une périphrase, un enjeu du texte, une caractérisation du chevalier « de la Charrette », « au Lion » (les désignations s'opposent : l'attribut de la charrette, véhicule trivial, est d'abord négatif ; la référence d'Yvain au lion, animal royal, est d'emblée positive). Les premiers romans de Chrétien de Troyes sont plus ouvertement éponymes, sous l'influence du roman antique : Erec et Enide, Cligès. C'est ensuite que se combineront titres et sous-titres, nom du chevalier et désignation de sa quête : Le Conte du Graal, ou Perceval. 1 .5 Ce titre est formé d'une alliance de termes : il a valeur de paradoxe, et même de scandale. Le chevalier, par définition, est celui qui manifeste sa valeur par son déplacement et ses combats à cheval (racine du mot). Si l'on joue sur les termes, le titre est dégradé (celui de « chevalier »). Associant le mot « chevalier » à « la charrette », moyen de locomotion avilissant, l'expression signale la dégradation consentie par le chevalier : il renonce provisoirement à sa monture, il est privé de l'insigne même de sa chevalerie, il accepte de s'abaisser. Le narrateur explique les raisons de ce déshonneur, qui équivaut au « pilori » (« elle servait aussi bien pour les traîtres que pour les assassins... » : « tout criminel pris sur le fait était mis sur la charrette et promené par les rues. Il s'était mis tout entier hors la loi, n'était plus admis à la cour, et ne recevait plus marques d'honneur ni de bienvenue. ») L'association grammaticale de ces deux mots de sens contraire varie selon les traductions : on trouve concurremment en français moderne « Le Chevalier à la Charrette » (sur le modèle du « Chevalier au Lion », pour signaler l'appartenance fugitive) et « Chevalier de la Charrette » pour marquer l'origine infamante de départ. Il faut ajouter que la contradiction du sens (le chevalier qui ne devrait pas déchoir au point de monter sur une charrette) est redoublée par une harmonie des sons : « chevalier » et « charrette » sont unis par une allitération chuintante. Cela nous montre que ce récit, versifié, est aussi poème. 1.6 On peut lire ce titre comme manifestation de déchéance d'un chevalier mystérieux, insaisissable (désigné par l'article défini) au début et jusqu'à l'épisode de la reconnaissance par la reine Guenièvre. Néanmoins, les prouesses répétées de cet anonyme déchu inclinent vite à le réhabiliter. La suite et la fin du récit nous amènent à considérer rétrospectivement l'épisode de la charrette comme une épreuve, comme un renoncement provisoire à sa valeur au nom d'une exigence supérieure (ce que confirmera le combat « au pire ») : le héros est prêt à s'humilier. Mais ce héros va aussi de revanche en revanche. Ses discrédits préparent les renversements de situation. Le chevalier avili va s'élever à un rang inégalé de bravoure et de grandeur ; l'inconnu, l'homme privé d'identité, va se faire reconnaître comme Lancelot, celui dont le nom est sur toutes les lèvres. 1.7 Amorçant le grand débat de l'amour et de l'honneur, des limites du service amoureux qu'un chevalier peut consentir, ce titre se destine à un public de cour (notamment féminin) au XIIe siècle, non seulement amateur de romans de chevalerie, mais désireux d'entrer dans le débat entre les exigences d'une morale courtoise de l'amour et d'une morale chevaleresque : c'étaient les préoccupations de la cour de Marie de Champagne, à laquelle ce récit est dédié. 1.8 Ce titre énigmatique vise sans doute d'abord à intriguer le public, à attirer son attention sur une identité mystérieuse. Il prépare un retournement attendu. Il correspond aussi aux codes interrogés de la morale chevaleresque : un chevalier peut-il renoncer, pour sa dame, à sa dignité apparente, accepter l'aliénation, consentir à devenir, par rapport à sa condition, hors-la-loi ? 1.9 L'épreuve de la charrette qu'assume le chevalier peut dès lors revêtir d'autres sens à la relecture : elle illustre toutes les formes possibles de la passion, au sens étymologique de souffrance. Passion qui mène à la confrontation risquée, permanente, avec la mort (et la charrette peut évoquer un véhicule quasi funèbre, cercueil de l'honneur du chevalier, comparable au lit, plus loin, de l'épreuve de « la lance enflammée »). Passion peut-être voisine aussi de la passion christique (sur le modèle de celui qui accepte, par amour, l'humiliation aux yeux des hommes, une sorte de chemin de croix). 1.10 Le Chevalier de la Charrette reste exemplaire d'une morale de la chevalerie, qui renonce à la force primaire, pour intégrer l'adoration de la femme, l'acceptation de la faiblesse. Cette morale trouve dans l'inspiration amoureuse une force d'âme contre la violence brute — Aragon veut, dans les Yeux d’Elsa, promouvoir un modèle positif et universel. 2. Le début 2.1 Le véritable début du texte est constitué par les six premiers vers, première phrase du texte d'origine, modernisée ainsi : « Puisque ma dame de Champagne veut que j'entreprenne un récit en français, c'est donc bien volontiers que je vais me lancer dans cette entreprise, en homme qui lui est totalement dévoué en tout ce qu'il fait en ce monde, et je le ferai sans chercher à y glisser la moindre flatterie. » L'entrée en matière a donc l'allure d'un hommage à la comtesse de Champagne, à laquelle le récitant fait d'emblée acte d'allégeance. 2.2 Le début du texte semble encore éloigné de l'histoire annoncée par le titre, dont il ne fait qu'évoquer le récit à venir. C'est donc un prologue, la préparation du projet narratif, simplement justifié et mis en situation. 2.3 La relation du début aux signes non verbaux n'existe vraiment que par référence au texte d'origine, composé musicalement : sizains d'octosyllabes en rimes plates (Champaigne / anpraigne [j'entreprends] ; volentiers / antiers ; feire / treire [glisser]). 2.4 C'est le poète qui prend en charge cette entrée en matière et se met aussitôt en scène, en s'adressant à l'inspiratrice de son propos, désignée par un possessif respectueux « ma dame de Champagne », à laquelle il attribue la responsabilité et la gloire de l'entreprise. uploads/Litterature/ 001chevalier-charrette-pdf.pdf
Documents similaires
-
20
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mar 30, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.7645MB