011I. DÉFINITION DE LA NOTION D’ESPACE EN LITTÉRATURE Parmi les études les plus
011I. DÉFINITION DE LA NOTION D’ESPACE EN LITTÉRATURE Parmi les études les plus éclairantes écrites sur le sujet, il faut citer celles de Gérard Genette dans « Espace et langage » et « La littérature et l’espace »35. Genette rappelle tout d’abord dans « Espace et langage » qu’il faut distinguer les notions d’espace qui s’appliquent au signifié d’un discours de celles qui s’appliquent au signifiant. Dans sa description de la spatialité dans le roman, il s’attache tout particulièrement au signifiant. Il distingue dans la littérature quatre formes de spatialité : la spatialité inhérente à l’utilisation du langage (prédominance de termes spatiaux, même pour exprimer une toute autre réalité que spatiale), la spatialité du texte écrit (le signifiant comme trace écrite, comme matérialité qui s’inscrit dans l’espace), la spatialité que suppose toute rhétorique ou figure de style (l’écart « spatial » entre « signifié apparent » et « signifié réel36 ») et enfin la spatialité de la production littéraire universelle considérée comme un immense domaine ou « espace » susceptible de rapprochements, de court-circuits ou encore de traversées (l’espace intertextuel de tous les textes existants). On peut cependant souligner dès à présent que ces quatre formes de spatialité littéraire ne sont que quatre modalités différentes d’une seule et même spatialité, celle du signe linguistique. De plus, on entendra par « spatialité » une notion « physique » qui est celle de l’inscription du mot sur la page mais aussi et surtout un concept purement métaphorique, l’espace étant alors considéré comme ce qui permet la mise en relation des signes linguistiques entre eux, des oeuvres entre elles et des trois facettes du signe, le signifiant, le signifié et le référent. Dans les termes de Ricoeur, Genette ne s’intéresse ici qu’à ce qu’il appelle Mimésis II, autrement dit la spatialité textuelle. Néanmoins il sera aussi question de mimésis I (espace vécu et perçu par un observateur) et de mimésis III (espace de la réception) au cours de cette réflexion37. En ce qui concerne la « [spatialité] du langage lui-même »38, si l’on considère tout d’abord la propension du langage à exprimer de manière spatiale des relations qui ne le sont pas à proprement parler, cela a été amplement étudié et illustré par Georges Matoré dans L’espace humain 39. Genette résume les conclusions de ce dernier en soulignant que les termes spatiaux « parasitent » un grand nombre de discours, le signifiant spatial devenant l’expression d’un signifié quelconque : « ‘Il y a bien un signifié, qui est l’objet variable du discours, et un signifiant, qui est le terme spatial ’»40. Matoré déclare en effet s’être intéressé à ce problème du fait d’un intérêt grandissant pour les métaphores spatiales au XXe siècle. Voici la définition qu’il donne d’une « métaphore spatiale » : l’utilisation de « ‘certains mots, primitivement destinés à marquer des rapports spatiaux, pour exprimer des relations de nature toute différente’ »41. Ainsi, un signifiant spatial comme celui de « perspective » peut qualifier une réalité qui ne l’est pas à proprement parler, comme lorsqu’on parle de « perspective économique ou historique ». Il voit dans ce regain d’intérêt pour les termes spatiaux la conséquence d’un monde qui se complexifie à une rapidité telle que l’homme y perd ses repères et essaie d’en créer de nouveaux à l’aide de métaphores spatiales qui viennent organiser sa pensée et lui apportent une sensation d’approche plus concrète et directe des phénomènes : ‘Pour la pensée rationalisée qui joue un rôle prépondérant dans nos métaphores, l’espace n’est pas seulement un décor, un prétexte ou un outil, il est la « matière » même dont elle est constituée. Et à notre avis, cette rencontre de l’espace et de la pensée n’est nullement fortuite ; liée au phénomène de l’angoisse, elle exprime le besoin qu’a l’homme d’aujourd’hui d’assurer son contact avec le monde et d’affirmer sa solidarité avec les autres hommes [...]42 ’ Il ajoute que ce désir de maîtrise s’exprime au travers d’images de préhension ou de contact mais plus encore par l’entremise du visuel : ‘[...] l’homme d’aujourd’hui, s’efforçant de rester en contact avec un monde qui risque de lui échapper, est dans l’obligation de connaître concrètement sa propre situation. Celle-ci peut être déterminée par une saisie, par une préhension, mais le sens tactile, s’il offre une grande richesse et s’il permet de nouer des rapports d’intimité aiguë avec les choses est, précisément en raison de son authenticité, difficile à expliciter et à transmettre. On aura donc, surtout aujourd’hui, recours au sens plus objectif, plus socialisé, qu’est la vue.43 ’ Il s’agira donc pour nous d’étudier les figures spatiales dans leur dimension à la fois littérale de contact, de saisie ou de préhension pour ainsi dire tactiles, mais aussi dans leur dimension plus abstraite d’ap-préhension du monde au sens de vision, voire de compréhension. Les expressions spatiales seront donc à considérer selon ces deux angles, concret et abstrait. C’est bien là ce qui fait toute la difficulté et tout l’intérêt de Conrad, Lowry et White : ils s’efforcent d’aborder le monde d’une manière très concrète et presque rigoureusement « physique » tout en suggérant une réflexion « méta- physique »44 qui dépasse une simple phénoménologie de la perception. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’ils surimposent à la réalité « physique » tout un discours importé mais qu’ils s’en détachent pour prendre du recul, le recul du pas de côté que constitue le « méta » qui sépare le plan de la préhension de celui de l’ap-préhension, le plan du visuel de celui de la vision, que constitue aussi toute tentative de formalisation, discursive en particulier. Il y a chez Conrad, Lowry et White toute une réflexion sur ce qu’est un contact authentique avec le monde et les autres, mais aussi la mort, la folie, la rupture de ban. En un sens, Kurtz, le Consul et Voss sont emblématiques d’un contact perdu avec la société, la morale, la pulsion de vie. Ils ont tous trois largué les amarres de ce qui, d’après Conrad, donne à l’homme son sentiment d’identité et de sécurité : ‘Few men realize that their life, the very essence of their character, their capabilities and their audacities, are only the expression of their belief in the safety of their surroundings. [...] but the contact with pure unmitigated savagery, with primitive nature and primitive man, brings sudden and profound trouble into the heart45.’ Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss ont en effet en commun de s’intéresser à ce contact premier de l’homme avec lui-même et avec ses propres démons. Un tel désir de retour aux sources et un regain d’intérêt pour le primitivisme est caractéristique du modernisme. Conrad avait devancé cette tendance en situant son roman dans la jungle (« wilderness ») supposée refléter une humanité encore peu influencée par des normes et des codes, et White avait poursuivi cette démarche en plaçant son roman au coeur du « bush », parmi les aborigènes. Lowry quant à lui localise symboliquement ce qu’il y a de plus primitif dans le coeur et l’âme mêmes du Consul. Son combat personnel devient allégorique du tout premier combat de l’homme qui le fit chasser du paradis et son jardin à l’abandon est comparé tout au long du roman au jardin d’Eden, jusqu’aux dernières phrases du roman qui transcrivent les quelques phrases d’un panneau : LE GUSTA ESTE JARDIN QUE ES SUYO ? EVITE QUE SUS HIJOS LO DESTRUYAN ! Le Consul ne cesse en outre de se prendre pour William Blackstone, le puritain qui avait quitté les siens pour aller vivre parmi les « primitifs » (les Indiens), et il déclare pompeusement à son chat que les Indiens vivent aussi dans son coeur : « Now, little cat,” the Consul tapped his chest indicatively, and the cat, its face swelling, body arched, important, stepped back, “the Indians are in here.” » (UV, p. 135). Kurtz, le Consul et Voss cristallisent donc ce désir de la perte des contacts sociaux et culturels habituels en faveur d’un contact d’autant plus authentique qu’il est plus épuré des scories accumulées par des siècles de civilisation, de bonnes manières et d’idéologie. Néanmoins, nulle naïveté dans un tel « retour aux sources » et ces romans n’explorent pas tant le mythe du bon sauvage que l’attirance pour ce qu’il y a de plus sauvage et de plus inquiétant dans le coeur de ces trois hommes, des passions emblématiques de l’homme au XXe siècle : horreur, cupidité et cruauté pour Kurtz, désir d’auto-destruction et solipsisme du Consul, vanité et égoïsme de Voss. Il sera intéressant de noter par ailleurs que l’esprit humain fonctionne de telle manière que toute image spatiale est intimement liée à la pensée et que par conséquent, elle a cette double particularité d’exprimer à la fois le plus concret et le plus abstrait. Les nombreuses images spatiales dans les romans de Conrad, Lowry et White sont souvent symptomatiques d’un processus psychique plus abstrait. Ainsi, dans The Secret Agent, lorsque Conrad insiste sur le fait que Stevie passe uploads/Litterature/ 011i.pdf
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- Publié le Jui 27, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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