41 L’hellénisation de l’Europe chrétienne: une controverse François L ’Yvonnet
41 L’hellénisation de l’Europe chrétienne: une controverse François L ’Yvonnet “Le soleil d’Apollon illumine l’Occident.” (Sylvain Gouguenheim.) S’il s’était agi seulement d’un débat franco-français, de ceux qui agitent épisodiquement le Landerneau pa- risien, l’intérêt serait mince. Mais l’affaire qui nous oc- cupe, dite affaire “Gouguenheim”, si on laisse de côté la polémique circonstancielle, est révélatrice d’enjeux phi- losophiques, idéologiques et politiques (voire géopoliti- ques) plus profonds. En France, aujourd’hui, en période de basses-eaux théoriques, les débats fondamentaux em- pruntent d’inquiétants détours. 42 François L’Yvonnet I — Rappelons l’“affaire”. En mars 2008, paraît à Pa- ris, aux éditions du Seuil, un livre au titre plutôt romanes- que Aristote au Mont Saint-Michel (comme d’autre ont écrit Le Nom de la rose) d’un certain Sylvain Gouguen- heim, historien médiéviste, professeur à l’École Norma- le Supérieure de Lyon, spécialiste de l’Europe du Nord et des Chevaliers teutoniques. Un livre clairement provo- cateur dont la thèse centrale est assez simple: l’Europe, quoi qu’en dise une certaine vulgate, a toujours gardé des contacts étroits et directs avec le monde grec, avec les ra- cines grecques de la civilisation chrétienne. Plus enco- re: l’hellénisation de l’Europe médiévale a été le fruit des Européens eux-mêmes, qui n’auraient donc pas eu besoin des Arabes pour s’approprier (ou se réapproprier) l’héri- tage philosophique et scientifique antique.1 Une thèse défendue en plusieurs temps, qui passe d’abord par une réhabilitation du Moyen-Âge, qui n’est pas l’âge noir (Dark Ages) que l’on dit, ou blanc ou vierge, les divers États d’Europe occidentale s’étant au contraire évertués à maintenir la transmission de ce qui avait été reçu de l’Antiquité. Et de souligner, avec force détails, le travail des copistes, la présence de Grecs en Occident (fuyant l’Islam, en particulier), l’existence de foyers de culture grecque en Catalogne, Angleterre, France et Ita- lie. La pensée grecque, ainsi transmise, aurait joué un 1 Aristote au Mont Saint-Michel, p. 198: “En tout état de cause, le processus culturel et scientifique qui anime l’Europe médiévale des VIIIème-XIIème siècles paraît de nature endogène.” 43 L’hellénisation de l’Europe chrétienne: une controverse rôle décisif dans les diverses “renaissances” médiéva- les, en particulier dans la “renaissance carolingienne” du XIIème siècle, d’où naîtra pour une part notre modernité. Dans un deuxième temps, l’auteur porte son “atten- tion” sur la Byzance chrétienne, où aurait persisté la culture antique, et sur le rôle majeur joué par les Chré- tiens d’Orient (orthodoxes byzantins, syriaques jacobites et autres coptes) dans la transmission du savoir grec, par leur vaste travail de traduction du corpus antique, indû- ment attribué aux seuls Arabo-musulmans. Ce seraient, en fait, les Chrétiens arabes qui auraient introduit l’hel- lénisme dans le monde arabo-islamique. Puis vient le chapitre (censé justifier le titre de l’ouvra- ge) consacré à la figure énigmatique de Jacques de Ve- nise qui, entouré des moines de l’abbaye du Mont Saint- Michel en Normandie,2 aurait traduit intégralement du grec en latin, au début du XIIème siècle, plusieurs années avant les traductions de l’arabe de Gérard de Crémone (et de l’école de Tolède), l’essentiel des œuvres d’Aristo- te (les Seconds analytiques, De la réfutation des sophis- tes, De l’âme, les huit livres des Topiques, toute la Mé- taphysique et la Physique). Une activité de traduction du 2 Selon Sylvain Gouguenheim, le grand abbé du Mont, Robert de Torigny (1154-1186), fait abondamment état, dans sa Chroni- que, du travail de traducteur de Jacques de Venise (Aristote au Mont Saint-Michel, p. 110, sq.). Nombreux, parmi les critiques, dénonceront la surévaluation du personnage et de son rôle, au fond assez obscur, qui n’apparaît qu’incidemment dans les ar- chives. 44 François L’Yvonnet grec qui était à l’œuvre, à la même époque, dans d’autres abbayes d’Europe. Mais cela est généralement tu. Non point ignoré, mais tu, comme délibérément tu, afin de corriger l’histoire. C’est ici que le bât blesse ou plutôt que la thèse donne toute sa mesure. Après avoir “établi” que l’Europe devait finalement peu de chose à la culture arabo-islamique, l’auteur entreprend de défaire quelques autres mythes ré- calcitrants. Passé au crible du Coran, il ne serait rien res- té, ou si peu, de la pensée grecque dans la culture ara- bo-islamique. Plus encore, le monde grec, et l’accent est ici presque rénanien, serait resté un univers fondamen- talement étranger à l’Islam. Le cas d’Averroès, souvent mis en avant, serait isolé et sans postérité. Rémi Brague,3 dans un article consacré à l’“affaire”, écrit que l’Occi- dent aurait ramassé “ce joyau dans les poubelles de l’Is- lam”. C’est tout dire… L’hellénisation manquée de l’Islam, son absence de curiosité pour l’Europe chrétienne, son enfermement dogmatique conduisent l’auteur à en conclure que nous aurions affaire très clairement à deux civilisations, étran- gères l’une à l’autre, en aucune façon “affiliées”,4 pour re- prendre l’expression de Toynbee. “Les racines culturel- les de l’Europe plongeraient ainsi, pour simplifier, dans 3 “Pour en finir avec ‘l’affaire Gouguenheim’”, dossier dirigé par François Zabbal, Qantara, n. 71, printemps 2009. 4 Concept que revisite, en le nuançant, Jacques Soustelle dans Les Quatre soleils, Plon, 1967, p. 312, sq. 45 L’hellénisation de l’Europe chrétienne: une controverse la culture grecque, le droit romain et la Bible; celles de l’Islam sont dans le Coran, la Sira, les hadiths et le droit qui en découle. Les arbres, les branches et les fruits qui en sortirent furent à l’image de ces racines.”5 L’Europe est grecque parce qu’illuminée par le soleil d’Apollon (c’est le titre de la conclusion d’ Aristote au Mont Saint- Michel, p. 197) Ce qui n’est pas sans rappeler les molié- resques vertus dormitives de l’opium (qui endort parce qu’il a des vertus dormitives). S’il s’agissait seulement d’affirmer la “supériorité” de la culture occidentale sur la culture arabo-islamique, il n’y aurait pas grand-chose de nouveau sous le soleil. La controverse fameuse qui opposa à la fin du XIXème siècle Ernest Renan au persan Jamal-al-Din Al Afghani6 était de cet acabit. Renan marquant l’antinomie de l’esprit scientifique et du fanatisme théologique musulman. La religion musulmane étant, par essence, opposée au déve- loppement même de la science, et les Arabes, n’aimant, par nature, ni les sciences métaphysiques ni la philoso- phie. Vieille antienne, donc. 5 Aristote au Mont Saint-Michel, op. cit., p. 201. 6 En 1883, Ernest Renan fait en Sorbonne une conférence sur l’Is- lam et la science, dans laquelle il souligne l’antinomie de l’esprit scientifique et du fanatisme théologique musulman. Al Afghani lui répondit vivement en français dans Le journal des débats (18 mai 1883), affirmant que l’Islam est compatible avec la scien- ce et qu’il y eut des esprits savants chez les musulmans, même chez les Arabes (et non chez les seuls Persans), et que seul l’état actuel de l’Islam pouvait faire penser le contraire. 46 François L’Yvonnet II — Au fond, moins intéressante est la thèse elle-mê- me que sa réception et les polémiques qu’elle a fait naî- tre. Soyons clair, de l’avis à peu près général (hellénistes, orientalistes, historiens spécialistes de la période, en par- ticulier historiens des sciences), le livre de Sylvain Gou- guenheim est assez faible, fourmillant d’approximations, d’erreurs factuelles, de parti-pris contestables. Les plus enclins à lui accorder quelques crédits (pour avoir mis les pieds dans le plat, pour avoir démythifié un dossier et désacralisé quelques clichés), dénoncent une démar- che simplificatrice et une méthode brouillonne. Tous re- lèvent le peu d’originalité de l’ouvrage (des travaux anté- rieurs, connus des spécialistes, avaient déjà levé le lièvre prétendument chassé ici pour la première fois). Pourtant, la parution d’ Aristote au Mont Saint-Michel fut suivie d’une “controverse” qui continue à échauffer les esprits. Les médias français se sont emparés très vite de l’af- faire. Roger-Pol Droit, dans Le Monde du 4 avril 2008, annonce sans barguigner la “fin des préjugés de l’heu- re”: “Contrairement à ce qu’on répète crescendo depuis les années 60, la culture européenne, dans son histoi- re et dans son développement, ne devrait pas grand-cho- se à l’islam. En tout cas, rien d’essentiel.” Le Figaro du 17 avril lui emboîtera le pas, se félicitant de la réfutation d’un prétendu “islam des Lumières”. Deux articles fort élogieux qui assurèrent un succès immédiat à un livre plutôt promis par sa matière à un accueil discret. 47 L’hellénisation de l’Europe chrétienne: une controverse La contre-offensive sera menée par un historien spé- cialiste de l’Espagne andalouse, Gabriel Martinez-Gros, qui rappelle dans Le Monde du 24 avril le rôle majeur de l’Andalousie dans la transmission de l’héritage de l’An- tiquité. Bientôt suivi par un article acerbe et outrancier d’Alain de Libera,7 spécialiste de philosophie médiévale, qui tourne en dérision Sylvain Gouguenheim et sa pré- tendue “hypothèse du Mont Saint-Michel”, “hâtivement célébrée par l’islamophobie ordinaire et qui a autant d’importance que la réévaluation du rôle de l’authenti- que mère Poularde dans l’histoire de l’omelette”, et de conclure: “Cette Europe-là n’est pas la mienne. Je la lais- se au ministère de l’Immigration et de l’Identité nationa- le et aux caves du Vatican.” La controverse a pris très vite les allures d’une foire d’empoigne. Certains se croiront autorisés à révéler les sympathies supposées de l’auteur avec l’extrême-droite, ce qu’il démentira. uploads/Litterature/ 03-l-hellenisation-pdf.pdf
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- Publié le Sep 17, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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