83 Les Paysans de Balzac : Leçons de philologie et d’herméneutique d’après l’ét

83 Les Paysans de Balzac : Leçons de philologie et d’herméneutique d’après l’étude du vicomte de Lovenjoul Takayuki KAMADA Université de Shinshu Malgré le titre que porte la présente communication, nous n’avons aucunement l’ambition d’examiner théoriquement la question de l’interdépendance profonde entre la philologie et l’herméneutique. Nous nous proposons seulement de revisiter le dossier des Paysans, un des derniers romans de Balzac, et resté inachevé. Il s’agira plus précisément de relire l’étude majestueuse, et toujours significative, qu’en a jadis proposée le vicomte de Lovenjoul, pionnier absolu des études balzaciennes. Une telle méta-lecture nous semble être propre à révéler quelques points méthodologiques et critiques à réexaminer concernant les efforts de reconstitution génétique et les gestes d’interprétation. Les grandes lignes du dossier des Paysans Bien que relativement moins connu du grand public que les autres chefs-d’œuvre balzaciens, le roman a souvent suscité des commentaires critiques d’envergure, en raison de ses significations complexes, notamment sur le plan idéologique. Effectivement, de cette écriture romanesque particulièrement riche et délicate, il n’est pas évident, notons-le d’emblée, qu’on puisse faire un résumé conséquent et fidèle. Nous allons toutefois essayer de résumer les grandes lignes du récit tel qu’il se lit dans l’édition critique la plus répandue, et de mettre au point les principales étapes de la genèse de l’œuvre, tout cela avant de passer à l’examen de détails précis en suivant l’ouvrage du vicomte. L’intrigue principale du roman se déroule vers la première moitié des années 1820, dans un magnifique domaine des Aigues, site fictif, mais censé être situé en Bourgogne. Il a été acquis par le général comte de Montcornet, au désavantage du régisseur Gaubertin : corrompu et habitué au détournement avec la tenue de faux livres de comptes, ce dernier, après la mort de l’ancienne propriétaire, Mademoiselle Laguerre, voulait se procurer lui-même le terrain. Madame de Montcornet y invite son amant, le journaliste Émile Blondet, qui rend compte de son séjour divertissant à son collègue et ami Nathan. Or il s’avère que la propriété, apparemment idyllique, est quotidiennement ravagée par les paysans locaux, bien que le comte ait essayé de mettre en place des moyens rigoureux de gestion, en chassant Gaubertin, toujours récidiviste des fraudes. En effet, ses efforts n’empêchent nullement les brutalités des paysans, provoqués dorénavant par l’ancien régisseur et ses alliés bourgeois à la désobéissance la plus complète. Leur agressivité ne cesse de s’intensifier, au point d’en arriver au massacre du fidèle garde Michaud. Harcelé par ses infatigables ennemis, haineux et rusés, le comte se sait bientôt perdant : il finit par vendre sa propriété à perte. 84 Takayuki Kamada Sa mort, qui survient une dizaine d’années après, permet à Madame de Montcornet, devenue veuve fortunée, d’épouser Blondet, alors en proie au désespoir. Celui-ci se trouve ensuite nommé préfet. En revisitant au passage le domaine des Aigues, ils le trouvent parcellisé à l’extrême et dépouillé de son charme d’autrefois. L’œuvre ainsi conçue est née d’une genèse particulièrement fluctueuse1. À la fin de 1833 est enregistré un projet de Qui terre a guerre a, dans Pensées, sujets, fragmens, album qui sert à Balzac de réservoir d’idées de création pour la période couvrant quasi entièrement sa maturité. C’est là la naissance de notre roman. Il est d’ores et déjà question d’une histoire de déprédation d’un domaine par des paysans, contenant quelques scènes sanglantes comme l’assassinat du garde du domaine. Le projet intègre ensuite Le Grand propriétaire, récit esquissé en dix-huit pages en 1835, et qui devait mettre en scène une lutte acerbe entre un grand seigneur et un groupe de bourgeois de la localité réunis contre lui. C’est en 1838 que Balzac effectue une première rédaction partielle de l’œuvre. Ceci sans réussir pour autant à trouver un journal qui accepterait de publier en feuilleton le roman, rebaptisé Les Paysans ou Qui a terre a guerre, puis tout simplement Les Paysans. Ensuite, il fait imprimer, en automne 1839, le texte sur épreuves chez Souverain à qui revient le traité du roman. De 1841 à 1842, le projet de parution dans Le Messager, pour lequel un ensemble d’épreuves ont été tirées, n’aboutit pas, à cause du piétinement du travail de l’auteur. Un nouveau contrat signé avec le banquier et intermédiaire Loquin, en novembre 1842, où le titre devient provisoirement La Chaumière et le château, n’est pas concluant non plus. L’hibernation continue toujours en 1843. Enfin, Balzac obtient en septembre 1844 l’accord de La Presse, de la part du gérant Alexandre Dujarier, et se met sérieusement à l’œuvre. Malgré quelques arrêts de travail causés par son mauvais état de santé, il parvient à faire paraître dans le journal, à la suite de la dédicace le 11 novembre, la première partie de l’œuvre en seize feuilletons, et en treize chapitres, avec le titre Qui terre a, guerre a, du 3 au 21 décembre (sauf les 8 et 9). Cependant, la publication doit en rester là, pour céder la place à La Reine Margot de Dumas, suivant la décision prise par la rédaction du journal. De là jusqu’à sa mort en août 1850, Balzac semble rester sous l’effet d’un blocage douloureux pour mener à terme cet immense projet dont il n’aurait réalisé qu’un quart. Devenue veuve de l’écrivain après quatre mois seulement de mariage, Madame Hanska, sollicitant en vain une collaboration auprès de Champfleury, puis de Charles Rabou, en vient à reprendre le roman pour l’achever par elle-même, à l’aide de quelques fragments laissés par Balzac, au bout de deux ans. Ainsi complété de sa main, il paraît dans La Revue de Paris du 1er avril au 15 juin 1855, puis en librairie chez de Potter en octobre de la même année. La contribution pionnière du vicomte de Lovenjoul Un dossier aussi problématique a très tôt attiré l’attention du vicomte de Lovenjoul. Issu d’une grande famille flamande, amateur des lettres dès sa jeunesse, il achève son érudition en fréquentant l’éditeur Michel Lévy à Paris. Il effectue désormais, sa fortune considérable aidant, une collecte massive de documents concernant ses auteurs romantiques préférés, Balzac en tête, mais aussi George Sand, Théophile Gautier, Sainte-Beuve et d’autres écrivains. Son imposante collection est 1 Pour les détails de l’histoire du texte et des variantes, voir l’apparat critique présenté par Thierry Bodin dans son édition du roman : Balzac, La Comédie humaine, nouvelle édition publiée sous la direction de Pierre-Georges Castex, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976–1981, 12 vol (édition désormais abrégée en Pl.), t. IX. 85 Les Paysans de Balzac aujourd’hui abritée à la Bibliothèque de l’Institut de France2. Avec une documentation fort complète, à commencer par des feuillets autographes et des épreuves corrigées, et une enquête méticuleuse s’étendant sur de longues années, il a pu préciser bien des détails liés à l’histoire du texte de ce roman, dans un ouvrage intitulé La Genèse d’un roman de Balzac, « Les Paysans », publié chez Ollendorff en 19013. C’est la base sur laquelle s’appuient toutes les annotations modernes du roman. Par ailleurs, comme cela a souvent été souligné, on y rencontre la première occurrence du mot « genèse » au sens de l’élaboration d’une œuvre littéraire4. Pour regarder de plus près cet ouvrage pionnier, la structure globale en est organisée de façon à suivre le déploiement chronologique de la genèse du roman. Ainsi la première partie, « Avant », décrit le processus allant de la conception du sujet aux premiers essais de textualisation — pour Balzac, en effet, ce n’est encore là que le tout début du travail de création, comme l’annonce judicieusement l’intertitre de l’étude —, en passant par la présentation de l’esquisse inédite du Grand propriétaire qui a été incorporé entre temps dans ce projet. La section suivante, « Pendant », s’interroge sur les opérations d’élaboration de l’œuvre, qui se traduisent chez cet auteur par une alternance de rédaction et de correction5, ainsi que sur les méandres de la gestion éditoriale. Enfin, le troisième et dernier segment, « Après », est principalement consacré à une série de réflexions sur la cause et les effets de l’état d’inachèvement où l’œuvre est restée. De ses ressources documentaires exceptionnelles vient effectivement la particularité de l’argumentation de l’étude du vicomte, qui consiste à encadrer plusieurs fragments originaux plus ou moins longs : lettres échangées ou pages inédites du romancier. Retenons entre autres le principe d’exhaustivité de la documentation qui guide d’un bout à l’autre le travail du vicomte. Tout en tenant compte du contexte historique aussi bien que des données relatives au vécu du romancier, il met en examen toute une gamme de ce qu’on appelle aujourd’hui l’avant-texte : esquisses de projet, manuscrits, épreuves corrigées, version pré-originale, éditions successives (posthumes en l’occurrence) et appareil paratextuel (lettres, annonces, etc.). Ainsi, à titre d’exemple, il considère la toute première épreuve corrigée du roman, tirée bien avant l’élaboration véritable en 1844, comme une sorte de « manuscrit ». Ceci, conformément au processus de création singulier de cet auteur où l’imprimé devient constamment manuscrit : Stéphane Vachon rappellera que Balzac lui-même employait cette qualification6. De la sorte, il n’est guère exagéré de situer au seuil du XXe siècle la source uploads/Litterature/ 09-kamada.pdf

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