Baudelaire et le mythe du Progrès Le XIXe siècle apparaît de plus en plus comme
Baudelaire et le mythe du Progrès Le XIXe siècle apparaît de plus en plus comme le siècle des révolutions politiques, littéraires, sociales et techniques qui aujourd’hui façonnent encore la face du monde moderne. N’en déplaise à son prédécesseur, le siècle des Lumières, le XIXe siècle est vraiment le siècle du Progrès. Siècle du Progrès, il est aussi celui, et le prisme déformant du temps donne au lecteur contemporain le loisir de le mieux voir, du mythe qu’il en a conçu. Il est peu de dire que la littérature et ses écrivains, nouvellement investis d’un statut supérieur ont largement concouru à créer et à répandre l’idée d’une mythologie moderne du progrès dans les arts, par les arts et dans la société. Il convient de séparer les romantiques des post-romantiques qui, pendant plusieurs décennies après la Révolution française et la révolution de Juillet, ont contribué par leurs idées à problématiser et à développer, ces questions sur le progrès dans l’art. Influencé par Saint-Simon et une certaine réactualisation du mythe de l’âge d’or, les romantiques de la première génération ( Hugo dont La Légende des Siècles, Les Misérables ou Les Travailleurs de la mer) est sans doute le manifeste le plus abouti de cette mythologie du Progrès, de cette « édénisation du monde ». Hugo, comme Lamartine vingt ans plus tôt, en 1834, avec Des destinés de la poésie, ne manquera d’ailleurs pas, en 1864, de proclamer que : « L’art pour l’art peut être beau, mais l’art pour le progrès est plus beau encore. […] Quelques purs amants de l’art, émus d’une préoccupation qui du reste a sa dignité et sa noblesse, écartent cette formule de l’art pour le progrès, le Beau Utile, craignant que l’utile ne déforme le beau. […] Ah ! ils se trompent » -Cette formule dont l’esprit comme la lettre opposait littéralement la grande à la petite génération romantique, n’est pas sans rappeler par jeux de contrastes la préface que Théophile Gautier donna, en 1834, à Mademoiselle de Maupin. Cette préface aux allures de pamphlet-manifeste coalisait les adversaires irréductibles du progrès, parmi Musset et Vigny. Cette Préface fustigeait et dénonçait, avec une verve peu commune, la possible utilité de l’Art ou, du moins, la possibilité d’un art purement moral, d’un art purement dirigé vers le progrès. Gautier, comme Musset le fit dès 1833, condamnait d’ailleurs au passage la « prétendue perfectibilité du genre humain » et l’illusion des utopies modernes. Face à ces deux écoles, Baudelaire propose à son lecteur d’affronter une ambiguïté dont les conséquences ne sont pas moindres pour le lecture de son œuvre : Les Fleurs du Mal, le Spleen de Paris, ses journaux intimes, sa correspondance et ses « essais critiques » sont autant d’indices, et de traces qui font de Baudelaire cet homme si « singulier » dans son rapport au monde moderne. C’est Antoine Compagnon qui semble le mieux avoir saisi et défini cette ambivalence : « La fameuse « modernité » baudelairienne, attitude esthétique, se définit par sa « récalcitrance » même au monde moderne sous la plupart de ses formes : le matérialisme bourgeois, l’urbanisme haussmannien, la fraternité démocratique, en un mot le progrès ou, plus exactement, le dogme du progrès, la foi dans le progrès symbolisée par la presse, la photographie, la ville, et tant d’autres aspects du moderne auxquels Baudelaire résiste en même temps qu’il s’en délecte. » I. Baudelaire, itinéraire d’un enfant du progrès. Le parcours de Baudelaire est d’autant plus étonnant que ses premières années semblaient avoir versé dans l’enthousiasme romantique dont Victor Hugo était le phare. À cet égard, Marc Eigeldinger note avec une particulière clarté l’évolution suivit par Baudelaire : « Il est dans la poésie française du XIXe siècle un cas particulièrement signifiant, celui de Baudelaire, parce qu’il témoigne d’une évolution radicale : après avoir adhéré à la mythologie romantique du progrès, le poète des Fleurs du Mal s’en est violemment détourné comme de la plus redoutable hérésie des temps modernes, en prenant conscience que les inventions de la technique ne sont pas compatibles avec l’invention poétique. Bien qu’il ait été « physiquement dépolitiqué » par le coup d’État du 2 décembre 1951, comme il l’écrit à Ancelle le 5 mars 1852, Baudelaire n’en a pas moins auparavant été tenté par le système socialiste de Fourrier et les idéologies du progrès. Il a rappelé, dans les dernières années de sa vie, qu’en 1848 le romantisme s’est associé à la République, qu’ « il se fit une alliance adultère entre l’école littéraire de 1830 et la démocratie, une alliance monstrueuse et bizarre ». Il a cédé lui-même à ce penchant à rattacher l’œuvre littéraire au courant du socialisme, comme il apparaît dans son étude de 1851, consacrée à Pierre Dupont. Baudelaire n’y explicite pas absolument une croyance au progrès, mais il déclare de manière surprenante que l’art, au-delà de 1830, est " désormais inséparable de la morale et de l’utilité " Du romantique enthousiaste, adepte de la modernité hugolienne au dandy pourfendeur de la technique, Baudelaire semble avoir suivi une voie assez particulière sans doute due à la lecture de Joseph de Maistre et d’Edgar Poe. Comme il l’écrira lui même dans ses Journaux intimes à la rubrique intitulée « Hygiène » : « De Maistre et Edgar Poe m’ont appris à raisonner ». -De ces lectures, dont Baudelaire reprendra assidûment les thèmes, mais aussi de ses propres observations, le poète s’érigera dès le 27 avril 1851 dans la Semaine théâtrale et, ensuite, à l’Exposition universelle de 1855, comme un détracteur puissant de la modernité morale, politique, de l’utilité du progrès technique et d’une certaine partie de l’art. Le rapport qu’entretient Baudelaire avec Hugo illustre de manière saisissante cette évolution. La lettre que Baudelaire lui fit parvenir à la mi-septembre 1859 montre assez les divergences qui depuis longtemps déjà l’opposaient à son ancien maître : « Je sais vos ouvrages par cœur, et vos préfaces me montrent que j’ai dépassé la théorie généralement exposée par vous sur l’alliance de la morale avec la poésie. Mais en un temps où le monde s’éloigne de l’art avec une telle horreur, où les hommes se laissent abrutir par l’idée exclusive d’utilité, je crois qu’il n’y a pas grand mal à exagérer un peu dans le sens contraire. » Hugo d’ailleurs a très vite saisi ce « sens contraire » et l’évoque clairement dans une lettre qu’il adresse à Baudelaire, le 6 octobre 1859, et qui doit servir de préface à la plaquette sur Gautier : « Vous ne vous trompez pas en prévoyant quelque dissidence entre vous et moi. Je comprends toute votre philosophie (car, comme tout poète, vous contenez un philosophe). Je fais plus que la comprendre, je l’admets ; mais je garde la mienne. Je n’ai jamais dit : l’Art pour l’Art ; j’ai toujours dit : l’Art pour le Progrès. Au fond, c’est la même chose, et votre esprit est trop pénétrant pour ne pas le sentir. En avant ! c’est le mot du Progrès ; c’est aussi le cri de l’Art. […] Les pas de l’Humanité sont donc les pas même de l’Art – donc, gloire au Progrès. C’est pour le Progrès que je souffre en ce moment et que je suis prêt à mourir. » Si Hugo accorde à Baudelaire une doctrine de l’Art pour l’Art, ce dernier s’est bien défendu de la faire sienne et de s’en faire, comme Gautier, le thuriféraire : « Le goût immodéré de la forme pousse à des désordres monstrueux et inconnus. […] Je comprends les fureurs des iconoclastes et des musulmans contre les images. J’admets tous les remords de saint Augustin sur le trop grand plaisir des yeux. Le danger est si grand que j’excuse la suppression de l’objet. La folie de l’art est égale à l’abus de l’esprit. » Comme le remarque Pierre Brunel : « Ni Hugo ni Baudelaire ne cèdent au goût du joli ou à la passion de la forme. Hugo, en revanche, est le chantre du Progrès et, sur cette voie, Baudelaire se refuse à le suivre. Malgré l’invitation que lui lance de loin le proscrit de Guernesey, […], il évite d’entrer dans le cercle de cette « folie moderne » qui fut, on le sait, celle de tout le siècle. » D’ailleurs, Baudelaire quand il n’est pas obligé de donner un avis public sur Hugo s’en détache parfois avec véhémence, comme dans ses « Fusées » où il écrit : « Hugo pense souvent à Prométhée. Il s’applique un vautour imaginaire sur la poitrine qui n’est lancinée que par les moxas de la vanité. Puis l’hallucination se compliquant, se variant, mais suivant la marche progressive décrite par les médecins, il croit que par un fiat de la Providence, Sainte-Hélène a pris place à Jersey. Cet homme est si peu élégiaque, si peu éthéré, qu’il ferait horreur même à un notaire. Hugo-Sacerdoce a toujours le front penché ; – trop penché pour rien voir, excepté son nombril. » Il est remarquable de voir combien Baudelaire se détache, de manière très uploads/Litterature/ baudelaire-et-le-mythe-du-progres 1 .pdf
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- Publié le Nov 06, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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