Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Neuropsychiatrie de l’enfance et

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 60 (2012) 404–408 Point de vue Représenter l’irreprésentable To represent the irrepresentable J.-F. Roche ∗, C. Plougeaut Pôle hospitalo-universitaire de pédopsychiatrie, centre hospitalier Esquirol, 15, rue du Docteur-Marcland, 87025 Limoges cedex, France Voyage. . . Journal de voyage. . . Le présent texte est un journal de voyage ; voyage de deux psychiatres espérant être suffisamment attentifs à leurs patients. Ce voyage comporte des étapes, des rencontres, des désen- chantements et des émerveillements ; il est un peu décousu, plus inscrit dans le hasard des rencontres et des pensées que dans une logique chronologique ou géographique ; c’est aussi un instantané celui du 28 mai 2011. Des étapes anciennes nous sont revenues, toujours actuelles ; nous dédions ce texte à nos amis absents et toujours présents, Annie Bombard et Roger Garoux. 1. I « Docteur Plougeaut, je suis seul, je suis tout seul, crie Samuel à mes oreilles, approchant son visage du mien, ses yeux dans mes yeux. Le groupe bat son plein. . . Samuel, dix ans, atteint d’une maladie épileptique grave, aujourd’hui bien équilibrée par un traitement efficace, dort toujours dans la chambre de ses parents depuis ses premiers jours de vie. À ces parents, on a dit qu’il pouvait mourir dans son sommeil. . . Samuel a développé comme on dit des troubles envahissants du déve- loppement, troubles cognitifs atypiques, troubles relationnels où alternent le repli avec une agressivité impulsive — on pourrait dire sauvage — sans préavis, en lien avec une trop grande proximité, une sonorité dérangeante qui lui rappelle justement qu’il n’est pas seul. Il sollicite sans cesse l’adulte, pour éviter la solitude. . . Dans une urgence à me posséder, son bégaiement s’accentue et il escamote le préfixe docteur, pour ne laisser entendre que mon patronyme. Je souris et à mon tour, prononce son patronyme sur la même hauteur de ton dans cette ambiance groupale très animée. . . Je joue. . . ∗Auteur correspondant. Adresses e-mail : jean-francois.roche13@wanadoo.fr (J.-F. Roche), cplougeaut002@lerss.fr (C. Plougeaut). Samuel a des angoisses de mort, je crois qu’il sait qu’il peut mourir, soudainement, prématurément, sans préavis – comme son agressivité, je crois qu’il a une gravité en lui, une consci- ence attristée – jubilation mêlée – de ces incompétences, de la déception, de l’irritation que son comportement peut sus- citer chez ses parents « il est moche Samuel, il est moche » dit-il puis il repart sur autre chose. . . C’est un danseur de la compagnie de Pina Bausch. . . Il est filmé par Wim Winders [1]. Il est sous une serre, on voit un parc tout proche, des arbres dominent la serre. Il danse, son corps est élan et ouverture, il se rapproche de ces ramures. Puis, le mouvement se resserre, se concentre sur lui-même, se recroqueville – comme un desséchement végétal, une feuille tombée en plein été – ses mouvements s’accélèrent, s’atrophient jusqu’à devenir stéréotypie rythmique devant son visage et le haut de son torse. Soudain, il gémit, puis articule un mot “Andrés”. Un autre danseur apparaît, il se jette à son cou, dans ses bras, s’agrippe, mais le porter n’est pas stable, il glisse, reste fugacement pendu par les bras au cou de l’autre puis aban- donne, laisse aller ; il se réfugie à l’autre bout de la serre et reprend ses stéréotypies, il recrie “Andrés” l’autre revient, la scène recommence, le porter n’est pas plus sûr, la chute recommence, et le mouvement s’accélère stéréotypies, cri, agrippement, chute. Puis l’autre ne revient pas, il reste seul, se ralentit, s’immobilise. » De Mijolla dans le dictionnaire de la psychanalyse [2] dit ceci « événement, qui par sa violence et sa soudaineté, entraîne un afflux d’excitation suffisante à mettre en échec les mécanismes de défense habituellement efficaces, le traumatisme produit le plus souvent un état de sidération et entraîne à plus ou moins long terme une désorganisation dans l’économie psychique ». Cette définition précise mais très ouverte nous semble permettre 0222-9617/$ – see front matter © 2012 Publié par Elsevier Masson SAS. http://dx.doi.org/10.1016/j.neurenf.2012.04.003 J.-F. Roche, C. Plougeaut / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 60 (2012) 404–408 405 de décrire de manière adéquate les situations cliniques pour lesquelles nous sommes amenés à formuler l’hypothèse d’une participation traumatique au trouble présenté. Elle peut en effet permettre une compréhension potentiellement mobilisatrice aussi bien de situations aiguës que de situations chroniques. Elle peut rendre compte de l’attaque des représentations et des processus de pensée. Pierre Bergounioux – dont nous percevons bien, dans un aller- retour entre ses récits et son journal, la dimension profondément autobiographique de son œuvre – ne nous dit rien d’autre [3]. « Grand-père détenait les éléments peu nombreux, très simples, de l’énigme. Il me plaît à croire qu’il a songé à m’en parler, qu’il attendait que passe l’instant immobile, l’éternel présent du premier âge pour me les livrer. Il est mort l’année de mes sept ans. Les quelques mots dont j’avais besoin l’ont suivi dans sa tombe. C’est l’époque vers laquelle je me suis mis à pratiquer l’absentéisme opiniâtre qui m’a valu le fastidieux reproche d’être dans la lune alors qu’il n’y avait pas à chercher si loin. Je revenais, en pensée, au pays perdu ou me transportais en d’hétéroclites et vagues contrées qui avaient en commun de n’être pas celle, réelle, où je vivais. » Peut-être faut-il voir aussi la fonction profondément utile/utilitaire de cette sidération. Il s’agit parfois tout simple- ment de survie ; c’est ce que nous rapportent les survivants de situations extrêmes ; survivre dans un immédiat « Oui, je l’ai déjà dit, l’important c’était de passer la journée, ce qu’on man- geait, s’il faisait froid, de savoir quelle tâche, quel travail on aurait à faire, arriver jusqu’au soir en somme. On n’avait pas le temps de penser. . ., de penser à se tuer » Primo Levi [4] ; survivre dans un immédiat après ce que nous dit Semprun dans son écriture à distance [5] –manière de repenser au regard d’un après ce qui n’était pas pensable dans un immédiat « J’aurais pu me sentir coupable si j’avais pensé que d’autres avaient davantage que moi mérité de survivre. Mais survivre n’était pas une question de mérite, c’était une question de chance » et plus loin « mais, il me fallait choisir entre l’écriture et la vie. J’avais choisi celle-ci. . . une longue cure d’aphasie, d’amnésie délibérée ». Il y aurait beaucoup à dire sur ces fluctuations de la mémoire et sur ces possibilités de récit à des temps diffé- rents, comme sur l’impossibilité à dire et aussi à être entendu qui a toujours marqué le retour des survivants. Sans doute faudrait-il aussi – mais ce n’est pas notre propos aujourd’hui – se poser la question de la survie au prix de la confrontation à notre propre animalité d’autant plus intolérable et irrepré- sentable que la déshumanisation était inhérente à la situation vécue. Survivre est aussi se survivre, donc engendrer. . . Beaucoup de textes et d’études portent sur les traces, les cryptes, les silences auxquelles se confrontent les générations ultérieures. Nous n’en prendrons qu’un seul exemple, celui du livre que consacre Virginie Linhardt à son père Robert [6], livre où elle peut condenser le télescopage de l’histoire d’un enfant juif – sauvé d’un infanticide altruiste dans un moment hallu- cinatoire vécu par sa mère – devenu normalien supérieur et dirigeant maoïste avec celle d’une autre histoire énigmatique et silencieuse, celle de Louis Althusser ; elle dit bien dans ce livre la confusion qui peut exister chez ces enfants confrontés à la double incertitude des silences des générations précédentes et des défenses maniaques qu’ils y substituent. Au-delà de ces situations extrêmes, la confrontation aux trau- matismes du quotidien et du déroulement ordinaire de la vie et de la mort a donné lieu à des aménagements plus ou moins efficaces, en particulier dans les rituels sociaux, permettant une continuité d’existence préalable au sentiment de continuité d’existence et à la vie. 2. II Tu n’as rien vu à Hiroshima. Rien. . .Emmanuelle Riva (jeune femme anonyme) n’a rien vu à Hiroshima. . . elle a été folle à Nevers. . . elle a senti contre elle mourir son amant le jeune soldat allemand. . . elle a été cette fille tondue cachée dans une cave. . . Marguerite Duras n’a rien vu à Buchenwald et à Dachau. . . elle a vu le corps de Robert Antelme et sa merde (Il a compris : cette forme n’était pas encore morte, elle flottait entre la vie et la mort et on l’avait appelé, lui, le docteur pour qu’il essaye de la faire vivre encore. . . Il faisait donc cette chose gluante vert sombre qui bouillonnait, merde que personne n’avait encore vue. . . elle était inhumaine, elle le séparait de nous plus que la maigreur, les doigts désonglés, les traces de coups des SS) [7]. . . Robert Antelme a écrit – en 1947 – « L’espèce humaine » [8] après uploads/Litterature/ 1-s2-0-s0222961712001328-main 1 .pdf

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