CAHIERS D U C IN E M A 1 1 9 ★ REVUE MENSUELLE DE CINÉMA • MAI 1961 ★ 1 1 9 Cah
CAHIERS D U C IN E M A 1 1 9 ★ REVUE MENSUELLE DE CINÉMA • MAI 1961 ★ 1 1 9 Cahiers du Cinéma NOTRE COUVERTURE Lelia G oldoni d an s SHADO WS, de Jo h n Cassavetes (Athos Films) Ne m a n q u ez pas de p ren dre page 39 LE CONSEIL DES DIX MAI 1961 TOM E X X — N < > 119 SOMMAI RE John Cassavetes .............. Derrière la. cam éra .......................................... 1 Louis Marcorelles .......... L’expérience « Shadows » ................... S Gene IVIoskowitz .............. Le mouvement indépendant am éricain . . . 15 * Jeam-Luc G o d a rd .............. Le Petit Soldat (bande paroles) I .............. 23 Les Films Jean W agner .................... La n uit n ’est pas tendre (La Nuit) .......... 40 François Weyergans ___ L’ancien et le nouveau (Rocco et ses frères) ................................................................ 42 André-S. Labarthe .......... Le mouchoir d’Hermcs (Les G odelureaux). 45 Jean Douchet .................. La jungle de béton (Les Criminels) .......... 48 Fereydoun Hoveyda ___ Les grimaces du démon (Le Masque du démon, La M achine à explorer le temps) 53 Luc Moullet ..................... Le paradoxe dévalué (Le Roi des impos teurs) .................................................................. 57 Notes sur d'autres films (Feux dans la plaine, La Ruée vers l’ Ouest, Kistnet, Le G rand Sam, Pleins feux sur l’assassin, Les Lâches vivent d'espoir, Saipan) ............................ ............................................................... 59 * Films sortis à Paris du 8 mars au 4 avril 1961.............................................. 63 * CAHIERS DU CINEMA, revue m ensuelle de C iném a Rédacteurs en chef : Ja cq u es Doniol-Valcroze e t Eric R ohm er. 146, Champs-Elysées, P aris (8e) - Elysées 05-3B Tous droits réservés — Copyright by les Editions de l’Etoile John Cassavetes pendant le tournage de Shadaws. DERRIÈRE LA CAMÉRA par John Cassavetes En tournant Shadows, nous ne comptions pas le proposer à la distribution commerciale. Nous tentions une expérience, notre seul but était d’apprendre. Nous voulions mieux connaître notre métier. En ce qui me concerne, j’ avais travaillé sur pas mal de films sans réussir à bien m ’adapter, je me sentais moins libre qu’à la scène ou dans un spectacle de télévision en direct. Aussi mon premier souci était-il de découvrir pourquoi je n ’étais pas libre — car je n’éprouvais pas de plaisir particulier à travailler dans des films, et pourtant j’aime le cinéma en tant qu’art. Je pense que c’est un merveilleux instrument de connaissance et de communication. J'appris, par exemple, que, dans un film, vous avez des marques à respecter* et l’ opéra teur vous éclaire toujours en fonction de ces marques. L’acteur en train de jouer une scène 1 dramatique est supposé ne pas dépasser une certaine zone, placée sous le feu des projec teurs. S’il s ’écarte du champ lumineux de quelques centimètres, on arrête la prise et on recommence tout. De sorte que l’acteur en arrive à ne plus penser qu’aux éclairages et non au ‘partenaire ou à la partenaire avec qui il est censé dialoguer ou flirter. Aussi, avec Shadows, avons-nous tenté quelque chose d’absolument différent ; nous avons Improvisé non seulement en termes de dialogues, mais aussi de mouvements. L’opérateur lui-même improvisa, il dut suivre les comédiens et avoir un éclairage général, de sorte que l’acteur put se déplacer où et quand bon lui semblait. Un phénomène étrange et .passion nant se produisit : la caméra, en suivant les êtres, les suivit avec souplesse et grâce, simplement parce que les êtres ont un rythme naturel. Tandis que, s’ils doivent répéter une scène en tenant compte des marques, ils commencent à s’agiter, perdent leur naturel et, si grand soit leur talent, la caméra a toutes les peines du monde à les suivre. Cela dit, je ne pense pas que Shadows puisse être qualifié de documentaire. Certes,' on y trouve une description de la façon dont vivent les gens, mais plus encore une appré ciation affective de cette façon de vivre, plus personnelle que tous les documentaires que j’ai pu voir, car indépendante du regard du metteur en scène. Un documentaire analyse, examine soigneusement tout, même des émotions, mais selon un choix dicté, organisé par le metteur en scène. Même s’il observe des phénomènes naturels, le metteur en scène ne retient que ce qui lui plaît. Je n ’ai rien choisi ni retenu, les événements se sont produits. Et ces événements étaient plus nafurels, parce que réels. Ils n ’émanaient pas de moi, ni de la caméra. Ils émanaient des gens qui les créaient, car dans la vie vous vivez, et dans n’importe quel spectacle vous créez. Autrement il suffirait de sortir et de filmer, disons, une soirée, Ce pourrait être merveilleux, mais en même temps ce serait de la vie plutôt que du spectacle. La vraie différence entre Shadows et les autres films, c’est que Shadows émane de ses ' personnages, alors que, dans les autres films, les personnages émanent de l’histoire. Je ne pense pas qu’on puisse parler d’improvisation, ce n ’est qu’tfne méthode. L’ originalité de Shadows, je crois, est dans le contact immédiat qui se crée entre le public et les personnages : il communie avec eux, et non avec des prouesses techniques. La plupart des spectateurs ignorent le sens des mots « coupe », « enchaîné », « fondu », et je suis sûr que ça ne les concerne pas. Ce que dans la profession nous appelons parfois un beau pian ne les intéresse pas vraiment, parce qu’ils regardent les gens sur l’écran et nous, artistes» nous devrions comprendre que la seule chose importante est un bon acteur. Il existe en fait deux versions de Shadows, une première version et une seconde version. Ce qui veut simplement dire que, la première version achevée, nous n ’en étions pas satisfaits et nous retournâmes pendant dix jours. Ce qui s’était produit dans la première version, c’est que, en tant que metteur en scène, j’étais tombé amoureux de ma caméra, à la minute même où je l’avais eue . entre les mains, et je me contentais d’exploiter la technique cinématographique, recherchant le rythme pour le rythme, utilisant des grands angulaires, filmant à travers arbres et fenêtres. J ’ obtins un rythme plaisant, mais qui n ’avait rien à voir avec mes personnages. Or, c’est sur eux que vous devez centrer l’intérêt, car c’est eux que les spectateurs iront voir. En tant qu’acteur, mon problème avait toujours été d’établir un contact suffisamment réel avec les autres personnages. Je ne me préoccupais pas de ce que faisait la caméra, de savoir si le metteur en scène avait réussi ses éclairages, si le film avait rythme et cadence. Cela n ’avait rien à voir avec le script, tel que je le lisais. Après vision de la première version de Shadows, je réexaminai la situation et déclarai : « Oui, j'ai vraiment perdu les pédales. » Mon producteur Maurice McEndree et Seymour Cassel vinrent me trouver ensemble et m ’expliquèrent : « Ecoute, John, il va falloir retourner certaines scènes. Nous avons en ioi toute la confiance du monde... mais tu es 2 Tony Ray, Lelia Goldoni, Rupert Crosse et Hugh Hrnd dans Shadozvs. un amaieur. » Je m ’inclinai et nous nous remîmes au travail, et j’essayai de filmer du point de vue de l’acteur. Et je crois que nous avons réussi, car les acteurs sont magnifi ques, alors qu’ auparavant on n’arrivait pas à les reconnaître derrière tous ces arbres et ces voitures. Au départ nous avions une ligne romanesque générale, à savoir l’histoire d’une famille nègre à New York. A l’ intérieur de ce cadre tout était permis, et nous n ’avons fait que filmer ce que les acteurs voulaient faire. Avant le tournage proprement dit, nous avions passé deux semaines à travailler sur les personnages. Presque tous les acteurs appartenaient à une école d’art dramatique que j’avais créée avec Bert Lane. II était connu en tant que metteur en scène, j’étais connu en tant qu’acteur, et les candidats affluèrent. C ’étaient des acteurs qui avaient appris le métier en même temps que nous, et qui nous disaient : « S ’il vous plaît, aidez-nous, parlez pour nous aux producteurs et metteurs en scène, et trouvez-nous un peu de travail dans cette ville. » Mais chacun veut découvrir par lui-même, personne n ’ a confiance dans le travail d'autrui ; donc à quoi bon aller trouver un producteur ou un metteur en scène et lui dire : u Venez voir cet acteur, il est extraordinaire. » Nous nous décidâmes à louer un vaste studio avec un plateau et nous annonçâmes : « DJ accord, vous tous, acteurs, venez travailler avec nous, répétez vos scènes, et nous inviterons des régisseurs, des auteurs, des metieurs en scène, des producteurs, à venir juger votre travail. » Mais personne ne se présenta pour profiter de cette offre. Nous payions un loyer considérable pour cet endroit et nous avions un bail d’ un an, aussi prîmes- nous la décision d’ouvrir tout grand nos portes et de uploads/Litterature/ 119 1 .pdf