8 I L’ACTUALITÉ POITOU-CHARENTES I N° 53 I LE CHOIX D’ALBERTO MANGUEL Les Brais

8 I L’ACTUALITÉ POITOU-CHARENTES I N° 53 I LE CHOIX D’ALBERTO MANGUEL Les Braises, Sandor Marai, Albin Michel, 1995 Madame Wakefield, Eduardo Berti, Grasset, 2001 L’Equilibre du monde, Rohinton Mistry, Albin Michel, 1998 Jouir de la lecture Argentine en 1948, il a vécu en Italie, en Angleterre, à Tahiti et au Canada. C’est par hasard qu’il pousse, il y a quelques mois, le portail d’un presbytère près de Châ- tellerault. Il lui permettra de se fixer, lui et ses livres. Actes Sud a publié, notamment Une histoire de la lecture, Dans la forêt du miroir, Le Livre d’images. L’Actualité. – Que peut-on exprimer le mieux grâce au français ? Alberto Manguel. – Chaque lan- gue choisit sa cible. Nous qui les parlons, nous croyons être les me- neurs de la pensée quand, en fait, c’est la langue elle-même qui nous mène vers certains thèmes, certai- nes expressions et certaines ré- flexions. Le français est une lan- gue très consciente d’elle-même. Pour les Anglais, par exemple, un que nous passons notre vie à dé- chiffrer et dans lequel nous som- mes aussi écrits. Cette métaphore répond à une impulsion essentielle de l’homme. Il nous est presque impossible de ne pas lire le monde. Nous voulons que le monde ait un sens alors nous attribuons un sens à tout ce qui nous entoure. Dans le Livre d’images, vous dites que la réalité n’est ja- mais perçue de la même ma- nière par chacun de nous. Notre point de départ est toujours notre propre expérience. Quelqu’un qui a été élevé dans un milieu chré- tien reconnaîtra une crucifixion mais celui qui ignore tout du chris- tianisme y verra une scène bizarre de torture ou de littérature fantasti- que. Même avec les objets de tous les jours, nous entretenons des re- lations très personnelles dues à notre expérience qui change, qui est enrichie par l’expérience des autres et par notre propre recon- naissance d’une expérience. Quand nous voyons une chose pour la troi- sième ou la dixième fois, cette chose est changée par toutes les autres fois où nous l’avons vue. Nous voyons toujours le souvenir ou l’expérience de quelque chose. Il est presque impossible de voir pour la première fois un nuage, un tableau ou une bouteille de vin. Nous nous souve- nons toujours de l’avoir déjà vu. Poitou-Charentes, est-ce un déjà vu ? Je n’étais jamais venu dans le Poi- tou. J’ai lu un article sur la Cité de l’écrit à Montmorillon et j’ai voulu voir. C’est ainsi que je me suis ins- tallé dans la région et que j’ai dé- couvert Poitiers. J’ai visité des mai- sons extraordinaires mais je suis tombé amoureux de ce presbytère, près de Châtellerault. En ouvrant le portail, en voyant le jardin, je me suis dit «c’est ici que je veux passer le reste de mes jours». Je m’y sens chez moi, les voisins sont d’une gentillesse extrême et j’espère mé- riter d’être un Poitevin d’adoption. Anh-Gaëlle Truong Sébastien Laval ressent une attirance pour quel- qu’un pour des raisons inconnues. Nous pouvons essayer de l’expli- quer en parlant de la voix, des yeux, d’un geste, d’un moment, etc. mais tout cela s’ajoute après. Il y a un moment où une alchimie se fait entre deux personnes, ou entre un lecteur et un livre, et qui ne correspond à rien d’identifia- ble. Parfois c’est une couverture, un mot dans le titre, ou bien ouvrir une page et tomber sur une phrase qu’on aime. Tout est-il lisible ? Tout est lisible parce que nous vou- lons que tout soit lisible. Une très ancienne métaphore compare le monde à un livre, écrit par Dieu, L ’écrivain Alberto Manguel se dit, avant tout, lecteur. Né en jeu national basé sur la dictée est inconcevable. Mon professeur de français me disait que faire une faute de français était une faute morale. Parce que c’est une langue très réflexive, elle permet une expres- sion assez exacte et poétique des choses intimes. Ce qui nous donne un vocabulaire gastronomique, éro- tique, des fantasmes et du rêve, qui n’existe pas dans les autres lan- gues. Une expression comme «jouir de la lecture» mêle d’une façon très exacte le plaisir érotique au plaisir du livre, puisque ces deux expériences humaines se passent souvent au lit. Comment choisissez-vous vos lectures? Je n’ai pas de système. Je compare toujours la lecture à l’amitié. Nos relations avec les livres sont sem- blables à celles que nous avons avec les autres êtres humains. On uploads/Litterature/ alberto-manguel.pdf

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