243 TRADUCTION SPÉCIALISÉE : QUELQUES SPÉCIFICITÉS DE LA COMMUNICATION TECHNIQU

243 TRADUCTION SPÉCIALISÉE : QUELQUES SPÉCIFICITÉS DE LA COMMUNICATION TECHNIQUE ASYMÉTRIQUE Hélène BECIRI, Université Paris Diderot – CLILLAC Je voudrais citer en guise d’introduction un cas qui m’a fait réfléchir sur les enjeux de l’enseignement de la traduction spécialisée. Voici une dizaine d’années, je dirigeais un de mes premiers projets de traduction collective dans le cadre du DESS ILTS1. Il s’agissait pour un groupe d’étudiants de produire la version française d’un ouvrage de vulgarisation en anglais qui présentait le réseau Internet aux utilisateurs novices (Bishop 1996). Dans le glossaire à la fin du livre figurait entre autres l’entrée suivante : Floppy disk Also known as a diskette. This is a circular piece of magnetic material (...) Voici la traduction qui a été proposée par un des membres du groupe pour le début de cette entrée : Floppy disk : disquette Egalement appelé disquette. On peut être à bon droit surpris par un tel choix venant d’une étudiante par ailleurs intelligente, et dont les connaissances linguistiques étaient loin d’être nulles. En fait, une telle bévue reste incompréhensible si l’on ne prend pas en compte la situation de sa production. Elle ne peut s’interpréter que comme un 1 Actuellement Master 2 ILTS (Industrie des Langues et Traduction Spécialisée) de l’université Paris Diderot. Cahier du CIEL 2007-2008 244 reflet déformé de l’orientation des exercices de traduction en milieu scolaire et universitaire – orientation encore dominante à l’époque, et qui n’a pas complètement disparu aujourd’hui. 1 VERSION, THÈME, TRADUCTION La formation des étudiants passait alors par des exercices de « version » et de « thème » caractérisés par une approche essentiellement grammaticale de la traduction. Les enseignants s’intéressaient avant tout aux problèmes de compétence linguistique au sens strict : respect des règles morphosyntaxiques et des normes lexicales répertoriées dans les dictionnaires. Cette approche didactique, dite de grammaire-traduction, a sa légitimité dans l’enseignement des langues, en tant que méthode traditionnellement employée pour le perfectionnement dans la langue étrangère. Dans la version, l’étudiant doit montrer qu’il a bien démonté tous les mécanismes du discours source ; dans l’exercice de thème, il doit montrer qu’il maîtrise les structures syntaxiques et l’ensemble des règles de la langue étudiée. C’est le sens des explications grammaticales qu’on trouve dans les bons manuels de thème ou de version destinés aux étudiants de langue, comme par exemple les ouvrages de Françoise Grellet sur la langue anglaise (Grellet 2005a et 2005b). Ce même point de vue se reflète dans la terminologie traditionnelle de la correction. Les remarques de l’enseignant portent sur des points précis de la chaîne, avec des étiquettes elles aussi bien précises : barbarisme, contresens, faux-sens... Ces étiquettes soulignent une exigence de fidélité à la forme du texte de départ, les reformulations étant a priori suspectes : elles sont vues comme de l’à peu près, généralement soupçonné de camoufler telle ou telle lacune inavouable. A ces principes est venue se rajouter, pour la traduction spécialisée, une exigence supplémentaire, au niveau terminologique : seuls les termes dûment estampillés dans les ouvrages de référence devaient être utilisés dans la traduction – l’équivalence terme à terme étant perçue comme un gage de sérieux, une obligation allant de soi2. 2 Cette conception de l’exercice de traduction spécialisée, considéré comme simple association des règles de la version et des normes terminologiques, est bien illustrée par le texte suivant, descriptif authentique d’un cours de traduction informatique au niveau Master 1 : “Espagnol informatique : maîtrise de la version en général (absence de contresens et français impeccable) et d’un lexique spécialisé dans les deux langues (équivalence et définition).” H.BECIRI – Communication technique asymétrique 245 Point commun entre cette vision de la traduction spécialisée et la version généraliste : on ne se préoccupe pas du sort du message transcodé, lequel ne vise aucun lecteur en particulier. Au contraire, la traduction dite « pragmatique »3, a fortiori dans un domaine spécialisé, suppose une reformulation en direction d’un public précis. Cette reformulation est indispensable à la compréhension du message à transmettre, qu’il s’agisse d’éclairer les notions, d’élucider les termes qui posent problème, ou encore de corriger les erreurs ou confusions éventuelles du texte source – qui hélas sont loin d’être rares (Scarpa 2001, Gile 2005). En traduction, la reformulation est dans bien des cas, une obligation, et non un choix cosmétique superficiel. Sa nécessité est surtout reconnue aujourd’hui face à deux impératifs principaux, que l’on retrouve dans toutes les situations de traduction : – le nécessaire respect des usages en langue cible (phraséologie, collocations, articulations du discours...) – l’adaptation tout aussi nécessaire au cadre de référence des lecteurs (conversion de mesures, précisions ou dé-précisions4 géographiques ou historiques). Dans le cas des textes visant des non spécialistes, cette reformulation apparaît encore plus cruciale. Si « les textes ne sont pas seulement des attestations langagières mais des discours qui ont été produits dans des situations particulières », leur classification ne dépend pas uniquement des conditions de leur production, mais doit aussi prendre en compte la notion de genre interprétatif (Condamines 2007). L’interprétation d’un discours spécialisé à visée didactique par des lecteurs novices, non spécialistes, constitue ainsi un genre interprétatif bien spécifique, caractérisé entre autres par une situation de communication asymétrique du point de vue cognitif. Pour le lecteur non spécialiste, s’approprier le contenu d’un discours de formation spécialisé correspond le plus souvent à un enjeu très concret. Il peut s’agir par exemple de comprendre le fonctionnement d’un système, ou bien de maîtriser un ensemble de commandes en vue de l’exécution d’une tâche nouvelle. De façon générale, le lecteur doit comprendre ce qu’il va faire, se représenter ce qui est décrit, pouvoir distinguer l’essentiel de l’accessoire, de façon aussi claire que dans le discours source. Et ce alors que, contrairement à un spécialiste, il ne maîtrise pas (ou pas encore) toutes les notions de base du domaine. A la lumière de ce genre de textes, ce type de lecteur va ainsi se 3 Dorénavant traduction, par opposition aux exercices académiques de thème/version. 4 “Paris, France”, par exemple, devenant “Paris” tout court en français, et inversement “Larry Page” donnant “Larry Page, le créateur de Google”. Cahier du CIEL 2007-2008 246 construire progressivement une maîtrise opératoire basée sur une représentation partielle du domaine de spécialité, et acquérir une compétence terminologique essentiellement passive, qui ne lui permettra sans doute pas d’employer sans erreur l’ensemble des termes du domaine, mais qui lui suffira pour en reconnaître les notions essentielles (Beciri 1999). Si l’on tient compte de cette situation d’interprétation, la traduction spécialisée en direction de lecteurs non spécialistes présente des contraintes très proches de celles de la rédaction spécialisée – dans les deux cas, il s’agit de permettre la construction d’un sens dans une situation bien précise d’échange entre niveaux de compétence différents. De même que la vulgarisation a pu être comparée à une « traduction intra-linguale », où « des éléments de terminologie – c'est-à-dire des segments du discours-source – figurent dans l'énoncé vulgarisateur, en co-occurrence avec une paraphrase » (Mortureux 1982), la traduction de textes informatifs et didactiques visant les non spécialistes s’apparente ainsi à une vulgarisation interlinguale. De ce point de vue, les besoins en outils de référence des traducteurs de ce genre de textes ne sont peut-être pas aussi différents de ceux des rédacteurs que le décrit Daniel Gouadec5. Dans le paragraphe ci-dessous, si l’on considère l’activité spécifique consistant à traduire des textes spécialisés visant des lecteurs novices, les besoins de (re)formulation sont en effet très similaires, au point qu’il ne paraît pas illégitime d’y substituer traducteur à rédacteur, comme je le suggère entre crochets : La production terminographique à destination des rédacteurs [traducteurs ?] doit donc se concentrer sur la mise en place des galaxies terminologiques- conceptuelles en recensant les corrélations entre désignations ou représentations de mêmes valeurs conceptuelles ou de valeurs conceptuelles liées afin que, connaissant la valeur conceptuelle à représenter, le rédacteur [traducteur ?] puisse choisir la désignation ou représentation optimale dans le répertoire des désignations ou représentations candidates corrélées. Accessoirement, il est important que le rédacteur [traducteur ?] dispose systématiquement de terminolo- gies à organisation structurée lui permettant une expression plus générale ou, au contraire, plus spécifique, de la valeur conceptuelle pivot. (Gouadec 2006)6. 5 [...] les données et informations dont le rédacteur a besoin ne sont pas celles dont le traducteur a besoin : le rédacteur souhaite trouver la représentation voulue, soit directement, soit indirectement par balayage d'une galaxie de variantes, synonymes, paronymes, génériques, spécifiques, hyponymes, hyperonymes, et autres corrélats d'un point d'entrée lié au cœur de cible. (Gouadec 2006, souligné par moi) 6 Ici encore j’ai mis certaines séquences en italiques. H.BECIRI – Communication technique asymétrique 247 2 TRADUCTION DITE PRAGMATIQUE : CRITÈRES DE VALIDITÉ Dès que l’on quitte la sphère de la didactique linguistique et des exercices de thème/version, se pose la question de la validité du texte produit en fonction du public visé. Outre la fidélité indispensable au contenu du message à transmettre (point de vue de l’encodage), le traducteur-rédacteur doit anticiper le processus d’interprétation de son texte par ses lecteurs – qui est fonction uploads/Litterature/ 12-beciri.pdf

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