Naḥw al-qulūb al-ṣaġīr : La « grammaire des cœurs » de ʿAbd al-Karīm al- Qušayr

Naḥw al-qulūb al-ṣaġīr : La « grammaire des cœurs » de ʿAbd al-Karīm al- Qušayrī Présentation et traduction annotée Francesco CHIABOTTI Doctorant à l’Université de Provence « Il est inutile de scruter les œuvres des mystiques musulmans si l’on n’étudie pas de très près le mécanisme de la grammaire arabe, lexicographie, morphologie et syntaxe. Ces auteurs rattachent constamment les termes techniques qu’il proposent à leurs valeurs ordinaires, à l’usage courant constaté par les grammairiens ». Louis Massignon 1 a. Le métalangage de la grammaire arabe. M.G. Carter, dans son article sur les origines de la grammaire arabe 2, s’interroge sur l’origine du lexique technique de la grammaire. Les grammairiens arabes, dans la recherche d’un double langage technique capable de rendre les « objets » linguistiques ainsi que leur relations, ont opté pour un métalangage de surprenante simplicité, qui ne montre pas toujours un lien logique avec la réalité linguistique qu’il est censé décrire 3. Carter note aussi un autre élément caractéristique de la langue arabe, reflet possible d’une arabica forma mentis : le rapprochement entre comportement humain et le mouvement le long d’une ligne, d’une direction. Šarīʿa, ṣirāṭ mustaqīm, ṭarīqa, sīra, maḏhab, dalīl, sont tous des termes techniques tirés de la notion de voie, de chemin. Et naḥw ne fait pas exception. Carter conclut que « loin d’être l’expression de principes logiques, le langage est pour Sībawayh exactement son contraire : une forme de comportement humain » 4. Le langage, dans sa terminologie, subit une personnification qui montre encore une fois l’attitude des anciens philologues arabes devant le fait linguistique. Carter propose donc un passage de 1. Cité par Michel Allard, Le problème des attributs divins dans la doctrine de al-Ashʿari et de ses premiers grand disciples, Imprimerie Catholique, Beyrouth, 1965, p. 2-3. 2. M.G. Carter, « Les origines de la grammaire arabe », Revue des Etudes Islamique 40 (Paris, 1972), p. 69-97. [Trad. anglaise : « The beginnings of Arabic grammar », in The Early Islamic Grammatical Tradition, ed. par Ramzi Baalbaki. (The Formation of Classical Islamic World, v. 36), Ashgate Publishing Limited, 2007, p. 1-27. ] 3. M.G. Carter, op. cit., p. 80 4. M.G. Carter, op. cit., p. 82. 386 Francesco chiabotti lecture de ce lexique technique, tel qu’on le retrouve dans le Kitāb de Sībawayh. Il parle de la « métaphore sociale » du langage 5 : le grand grammairien d’origine persane aurait « personnifié » la terminologie technique de la grammaire parce qu’il prenait, pour créer son système, le modèle comportemental même de la société. Kees Versteegh partage sur ce point le même avis que Carter, lorsqu’il écrit que les grammairiens arabes décrivent les éléments du langage comme dans une relation de force/ faiblesse. Leur terminologie décrit les faits linguistiques sous la forme d’une société de mots, une société caractérisée par une compétition entre éléments forts et éléments faibles. La force dans le système linguistique implique des « droits » d’un élément et son pouvoir sur les autres. Le langage est donc analysé comme la société humaine, fondée sur des relations de force entre ses composantes. Ce passage est possible selon Versteegh parce que les anciens philologues regardaient la grammaire comme une structure cohérente, dont les arguments pouvaient être appliqués en croisant les catégories et les éléments : une ressemblance dans une partie de la structure peut être utilisée pour expliquer une autre partie de la structure. Considérant la cohérence structurelle de la création, les savants islamiques n’ont pas vu d’objection au fait d’emprunter des arguments tirés des sciences exactes – ou sociales – pour expliquer des phénomènes linguistiques. Le langage fait partie de la création et obéit selon ce principe aux mêmes lois qui la régissent 6. En plus de la terminologie éthique (comme les termes qui décrivent le degré d’exactitude d’une affirmation ou de correction d’un comportement : ḥasan, qabīḥ, mustaqīm, muḥāl), Sībawayh utilise des termes d’origine légale : qiyās, ḫiyār, ḥadd, etc. Le langage, métaphore très concrète d’une société, reflète aussi la loi qui la régit : les questions juridiques ont comme fondement une compréhension exacte des textes normatifs. Dans le Naḥw al-qulūb de Qušayrī, on perçoit la continuité de cet esprit ancien qui justifie le passage d’une discipline à l’autre. L’apparat des règles qui gère la langue, sans être le même de celui de l’âme, peut être appliqué à cette dernière selon une loi de relation analogique et d’harmonie qui s’étend à toute la création. L’effort de Qušayrī va justement dans ce sens : sortir la grammaire de son particularisme technique pour la ramener à sa portée universelle. b. La naissance du langage technique de la grammaire et de la mystique : le langage comme clé herméneutique de la révélation dans le tafsīr de Muqātil (m. 150/767). L’accès à la compréhension du texte révélé est passé dans ses premières époques surtout par la compréhension de son lexique. Selon Kees Versteegh, la grammaire comme science est issue de l’intérêt des premiers savants islamiques pour le texte coranique. La codification du Coran a impliqué un travail fondamentalement philologique, qui touchait la réforme de l’orthographe, l’établissement des variantes de lecture, l’explication des formes 5. « La reconnaissance de la métaphore sociale est la clé qui permet de comprendre le Kitāb, dont les critères et les méthodes ne sont qu’un prolongement de ceux de la morale et du droit. », M.G. Carter op. cit., p. 83. 6. Kees Versteegh, « The development of linguistic theory: Az-Zajjājī on linguistic explanation », in Landmarks in linguistic though III. The Arabic linguistic tradition, London – New York, 1997, p. 73. 387 Naḥw al-qulūb al-ṣaġīr : La « grammaire des cœurs » de ʿAbd al-Karīm al-Qušayrī linguistiques difficiles. La lexicographie est peut-être la première science du langage à se développer au sein de l’exégèse 7. Ce qui nous intéresse ici, c’est de remarquer comment l’herméneutique, d’un côté a pu aider à la constitution de la terminologie grammaticale, de l’autre est à l’origine du langage technique de la mystique. Cette observation est centrale dans la présente recherche pour mieux situer la rencontre entre grammaire et mystique que propose Qušayrī. Dans l’impossibilité de tracer la préhistoire de cette relation qui, dans l’état actuel de nos connaissances paraît avoir être inaugurée par Qušayrī, on se limitera à remarquer que la phase ancienne de l’exégèse est aussi une des premières sources du langage mystique. Certes P. Nwyia a fait déjà le tour de la question et on peut remarquer qu’au premier stade de son étude, on retrouve le tafsīr de Muqātil8. La naissance de la terminologie grammaticale et de la terminologie soufie se trouveraient donc rassemblée dans le tafsīr de Muqātil. Sans être ni philologue ni mystique, ce personnage nous indique l’ancienneté du lien qu’on essaye ici de tracer. Le Naḥw al-qulūb de Qušayrī vise une intériorisation des notions de la grammaire. Dans ce sens, si d’un côté l’exégèse s’est développée a partir du Coran dans une direction qui reste extérieure – philologique, historique, juridique -, de l’autre, grâce à l’approfondissement de la lecture soufie, la terminologie coranique à été interprété dans uns sens large, lié au un processus de l’expérience directe du croyant : « La reprise de l’œuvre de Muqātil par Tirmidhī montre comment s’est fait le passage d’un vocabulaire à un autre par l’enrichissement qu’apporte l’expérience du texte coranique. » 9 Avec le Naḥw al-qulūb, on se trouve dans une démarche comparable. Certes, le vocabulaire dont Nwyia parle est coranique, alors que Qušayrī essaye d’opérer un passage du vocabulaire technique de la grammaire à celui – technique lui aussi, mais sur une autre forme - du soufisme. La clé qui permet ce passage, et sur la quelle Qušayrī dans ses écrits insiste fortement, c’est justement la notion d’« expérimentation interne »10. Le Naḥw al- qulūb est un exemple significatif de l’effort de Qušayrî pour établir un pont entre les sciences islamique et le soufisme. La relation entre savoir des ʿulamā’ et expérience mystique, dans l’œuvre de Qušayrī, n’est pas neutre. Dans la Waṣīya li-l-murīdīn11 il explique que se lier à un autre chemin que celui des soufis, ne permet pas de réaliser le parcours spirituel : « Les gens sont soit partisans de la transmission et de la tradition (aṣḥāb al-naql wa al-aṯar) ou partisans de l’intellect et de la réflexion (aṣḥāb al-ʿaql wa al-fikr). Les maîtres de ce groupe [le soufisme] sont au-dessus de tout cela. Ce qui est caché aux autres hommes, 7. Kees Versteegh, « Linguistic and exegesis : Muqātil on the explanation of the Qur’ān », in Landmarks in linguistic though III. The Arabic linguistic tradition, London – New York, 1997, p. 11-23. 8. P. Nwyia, Langage mystique et exégèse coranique, Beirut, 1970, p. 24-25. 9. P. Nwyia, op. cit., p. 156. 10. P. Nwyia, op. cit., p. 157. 11. Chapitre conclusif de la Risāla. (Al-risāla al-Qušayriyya, éd. par ʿAbd al-Ḥalīm Maḥmūd, Damas, Dār al-khayr, 2003). 388 Francesco chiabotti est pour eux manifeste, et ce que les gens désirent atteindre par la connaissance, eux le tiennent de Dieu 12. » Le Naḥw al-qulūb est cohérent avec uploads/Litterature/ 12-chiabotti.pdf

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